J'ai demandé à Auguste
Jausseran de raconter la 5 de la fin de la décennie 50-60.
Des souvenirs de mes quatre années à Orange... des joyeux et des
tristes comme pour tous ceux d'entre nous qui avons connu ces
années où la Chasse française sortait de ses cendres. Mais il me
faut ici trier parmi tant de souvenirs.
Du Mistral, je me
rappelle de l'exiguïté
de son cockpit, de l'efficacité de ses volets, de la poussière
qui montait du plancher quand ses quatre cannons crachaient
leurs pruneaux sur les cibles du champ de tir des Garrigues et
du badin qui perdait soudainement une cinquantaine de noeuds; de
la campagne d'Egypte, qui nous permit de goûter aux joies du
camping à l'aéroport de Nice, sous les tentes que nous avions
montées en bordure de la vieille piste dont la surface craquelée
s'envolait en morceaux sous le souffle de nos réacteurs ; de ma
panne d'oxygène (à cause d'un masque littéralement pourri) à
30,000 pieds au dessus de la Méditéranée et de Barel, mon chef
de patrouille, qui fort heureusement insista pour que je percute
ma bouteille de secours; de la verrière qui pouvait prendre la
poudre d'escampette entraînant du même coup l'éjection du siège
et la mort du pilote si par malheur celui-ci n'avait pas la
bonne position au moment du catapultage. Orange, c'était aussi
les maneuvres à Istres où se déroulaient les essais en vol d'une
ribambelle de prototypes: Trident, Baroudeur, Griffon, Grognard,
Étendart,
Leduc... et le tout premier Mirage. On se
demandait alors comment la France pouvait se payer un tel luxe
tandis qu'en même temps le gouvernement en place avait limité
les pilotes à un maximum de deux heures de vol par mois !
Quant au Mystère 2, outre ses maigres trente
minutes de carburant et les pannes de toutes sortes dont il
était affligé, nous savions fort bien que nous étions
inexorablement condamnés à la peine capitale en cas d'éjection .
En effet, tous les pilotes qui ont confié leur vie à sa
catapulte ont été retrouvés morts, encore retenus au siège
par le harnais. Les anciens s'en souviendront, le constructeur
nous avait envoyé ses techniciens pour nous expliquer que
c'était nous, les pilotes, qui ne savions pas l'utiliser
correctement. A deux occasions je fus, quant
à moi, confronté à la possibilité de m'extirper
manuellement de cette machine. La première fois ce fut après
avoir eu une forte explosion quelque part dans le réacteur, à
42.000 pieds au-dessus du Massif central, alors que nous étions
une patrouille de trois avions lancée à la poursuite d'un
Canberra de la RAF. Je ne pouvais pas imaginer ce qui s'était
passé... la manette des gaz ,qui avait failli me sauter dans le
visage, ne servait plus à rien, le moteur s'était éteint, la
lampe de feu à bord ne s'était pas allumée, l'avion se pilotait
normalement. L'immense silence qui suivit était impressionnant.
J'avais immédiatement rendu la main et fait demi-tour. Je
cherchais l'aéroport de Bron mais il restait invisible, masqué
par une couche de brume qui s'étendait sur une bonne partie de
la vallée du Rhône. J'étais à environ 120 km d'Orange;
trop loin pour espérer planer jusqu'à la base. J'avais fermé la
radio pour ne plus entendre le baratin des Opérations qui me
gênait dans ma concentration , il ne me restait plus qu'à
trouver un champ, le plus convenable possible, pour poser ma
machine sur le ventre.
Cependant, j'étais étonné par
mon taux de descente qui me semblait inférieur à ce qu'il aurait
dû être; j'attribuais cette différence à l'existence probable
d'un fort vent arrière. Mon jugement devenant plus précis, je
commençais à croire que j'avais des chances d'atteindre la base.
Effectivement, j'arrivais verticale piste à 1500 pieds et
atterrissais sans problème. Les pompiers brillaient par leur
absence, bien que plus de dix minutes se soient écoulées depuis
le moment où j'avais annoncé mon arrivée sans moteur à la tour
de contrôle. Après avoir dégagé la piste et arrêté mon appareil,
j'ouvrais la verrière; je fus immédiatement surpris par une
odeur de kérosène et un murmure en provenance du réacteur. Je
n'en revenais pas... le réacteur était coincé au ralenti, mais
il n'avait jamais cessé de fonctionner. Heureusement que je
n'avais pas suivi les directives des Opérations, qui
voulaient que je coupe les pompes d'alimentation et que je fasse
des tentatives de redémarrage à partir de 20.000 pieds; je
n'aurais jamais pu rejoindre la piste !
Algerie. Et puis il y eu le séjour de 12 mois
sous la tente en Algérie, agrémenté d'un
atterrissage forcé sur T6 dans le secteur de Tizi Ismael,
alors que j'assurais la protection d'un élément de la Légion qui
effectuait une opération dans cette zone. C'était le 19 Avril
1958,il y a cinquante ans de cela, un demi siècle... Dieu! que
le temps est relatif! Je revois la scène dans ses moindres
détails, comme si c'était arrivé il y à quelques jours à peine:
l'huile bouillonnante provenant du moteur qui s'étale sur le
pare-brise et rentre par la verrière; le dense panache de fumée
blanche qui m'aveugle et qui m'oblige à peser fort sur la pédale
du palonnier pour maintenir l'avion en dérapage afin d'avoir un
semblant de visibilité sur le côté; les deux bombes de 50 kg que
j'ai encore accrochées sous mes ailes et l'impossibilité de les
larguer parce que je suis trop bas et qu'en outre je me
suis rabattu en direction de la position occupée par nos
soldats; la longue glissade au sol sur les bombes qui agissent
comme des patins, tandis que ma vision avant est totalement
nulle ; l'arrêt brutal de l'appareil contre une abrupte
dénivellation du terrain; le dos qui en prend un sérieux coup et
la tête qui s'arrête à un doigt du collimateur avant de rebondir
en arrière; le T6 qui se dresse en pylône et qui hésite
avant de retomber sur le ventre en même temps que
retombent la terre et la caillasse qu'il a soulevées de son
nez décoré d'une gueule de requin; le vieil homme en djellaba
blanche monté sur le dos d'un âne et qui passe à cinq
mètres du nez de l'avion qui vient juste de
s'immobiliser, sans broncher et sans jeter le moindre coup
d'oeil dans ma direction ; mes vains efforts, une fois sorti de
la carlingue, pour récupérer ma carabine US dans le compartiment
à bagage (qui s'est déformé sous le choc ), cependant que dans
mon dos j'entend des hommes qui s'approchent au pas de course;
ma plongée au sol, revolver au poing, pour m'abriter derrière
une de mes bombes qui s'est décrochée de l'avion ; mon
soulagement à la vue des deux légionnaires qui surgissent comme
des tigres de derrière la broussaille et se précipitent pour me
porter secours croyant que je suis blessé, et ma soudaine envie
de rire parce que tout à coups je me demande si cette scène
digne d'un film hollywoodien est vraiment vraie, ou si je ne
suis pas en train de rêver.
Enfin ce fut le retour à
Orange où j'intégrais le 2/5 car dans l'intervalle
le 3/5 avait été rayé de la carte. Le Mystère 4 avait pris la
place du Mystère 2 et tout allait comme sur des roulettes,
jusqu'à cet après midi où, et ce sera ma dernière anecdote, je
faisais parti d'une patrouille de quatre avions qui rentrait à
Orange après avoir effectué des exercices à Istres. Nous
faisions route en formation relâchée aux environs de 20,000
pieds, avec le capitaine Colombet comme leader, quand d'une
voix hésitante un des équipier, le 2 je crois, annonce que
son réacteur s'est éteint. Suivant les directives du
CP il le rallume, mais deux ou trois minutes plus
tard, rebelote,le moteur s'éteint à nouveau et le pilote annonce
qu'il n'est plus qu'à 10,000 pieds. D'un ton pressant le
capitaine lui ordonne alors de diriger son avion en direction
des collines et de s'éjecter sans plus attendre, et il ajoute
sur un ton rassurant: n'ayez aucune crainte, le siège fonctionne
très bien sur cet avion... à tout à l'heure à l'escadron ! Et
puis plus rien... seul un silence étrange et pesant . Et c'est
le même silence qui nous accueille quand nous franchissons la
porte de l'escadron. Le visage livide, les collègues nous
apprennent que le pilote est sain et sauf, mais que son appareil
s'est abîmé en plein sur une école de
Villeneuve-lès-Avignon. Et puis, après une longue demi-heure, le
téléphone sonne... le miracle ! C'était jour de congé,
l'école était déserte.
En Octobre 1955,
quand je suis arrivé à la 5e Escadre après avoir terminé ma
formation au Canada, la majorité des pilotes étaient encore
célibataires. L'ambiance était dynamique, joyeuse et
insouciante. C'était l'époque des Copains d'abord. Mis à part
nos deux sympathiques adjudants Marchand et Gourliat, nos
vieilles Tiges, les plus anciens d'entre nous comme Arias, Puel,
Ayrinhac, Janiot, Barrel, Martin-Fallot,Testanière étaient
encore dans leur vingtaine. Les copains, pour ne citer que les
plus proches, avaient pour nom Fouyet (le sosie de Tabarly et
breton comme lui), Laverdure (qui parti très tôt sur
hélicoptère), Couinau, Rambure, Chalard, Vernex (notre
ancien et chaleureux séminariste), Dawride (qui avait l'allure
et la prestance d'un toréador), Asheton de Tonge (véritable
électron libre de l'escadre) et son éternel compagnon le placide
Gino Baraou (Don Quichotte et le fidéle Sancho Pança), le jovial
Pettelot avec qui j'ai partagé un mémorable parcours évasion à
travers le massif du Lubéron, Claudinot (un vrai gentleman que
je connaissais et appréciais depuis l'époque d'Aulnat), et
Michel Vautier que j'ai eu le plaisir de retrouver 32 ans plus
tard. Tout ce petit monde se retrouvait le soir venu au Palace,
le bar restaurant de monsieur Blanc (sur la rue... dont j'ai
oublié le nom), surtout à cause de la gentillesse et du sourire
de Mireille, qui eût la sagesse de ne pas épouser l'un d'entre
nous parce qu'elle ne voulait pas se trouver veuve avant ses
trente printemps.