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Les As Peints Par Eux Mêmes Jacques Mortane |
Les as peints par
eux-mêmes: étude sur les héros disparus / préface de M.
Armand Rio ; couverture en couleurs par Charles Clément.
suivie d'Anecdotes / recueillies par M. Jacques Mortane
-A. Lemerre (Paris)-1917 -Date of publication : 1917 -Copyright : domaine public -Source : Bibliothèque nationale de France -Gallica online date:23/09/2013 |
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![]() Deux
Ans et demi de Guerre dans les Airs.. Armand
Rio 1
Les Morts de l'Air. Jacques MORTANE 46 Quelques Souvenirs. Quelques Impressions. Sous-lieutenant Eugène GILBERT 116 L'As! Guynemer par Sous-lieutenant D. 126 Dans les Filets de l'Ennemi Lieutenant de la P... 134 Les Premiers Jours Sergent BL... 144 La Marne avec les Boches. Adjudant FRÉVILLE, évasion alors soldat 153 Une Histoire de Zeppelins Capitaine aviateur JOLAIN 168 Impressions du Début de la Guerre. Sergent L... (devenu lieutenant) 175 Dans les Tirés de l'Azur. Capitaine J... 182 Un Combat aérien Lieutenant Cu... 190 En veillant sur la Revue. R.. 207 Trois Citations. Trois Aventures. Sergent D... 212 L'Obus de plein fouet. Adjudant D... 222 Le Tibia brisé Caporal GODFROY 231 L'Echange. Capitaine aviateur JOLAlN 239 Seul contre six L. V. G. Sous-lieutenant G... 247 Avec un Moribond. Adjudant LEMAÎTRE 258 Au Service de la France Sergent J... de l'escadrille La Fayette 264 A l'Attaque des Drachens Capitaine Norbert G... 270 L'Incendiaire des Drachens. Adjudant BLOCH 280 Un Boche chez les Sénégalais- Sous-lieutenant RATY 291 La Collision tragique Sergent WIBAUX 296 Sur Mannheim, la nuit. Bombardier DANZIGER 3o4 Comment j'ai bombardé Essen. Capitaine P.- H. L COURT 316 Le Bombardement de Francfort. Sous-lieutenant Jean BAUMONT 33o Un Réglage d'Artillerie mouvementé P.L... maréchal de logis pilot 337 En effet, le mode texte de ce document a été généré de façon automatique par un programme de reconnaissance optique de caractères (OCR). |
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Date d'édition : 1917
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demi de Guerre dans les Airs
Quelle idée se faisait-on, avant le mois d'août 1914, du rôle que l'aviation serait appelée à jouer dans une guerre? Quelles différentes utilisations en escomptait-on? A quelles réalisations est-on parvenu aujourd'hui, tant au point de vue des appareils que des méthodes aériennes? Autant de questions que le recul du temps, après trente-deux mois de campagne, permet d'envisager aujourd'hui avec une suffisante perspective. Simple coup d'œil, bien entendu, restreint aux limites d'une préface aux plus glorieux exploits de nos poilus de l'azur. Hommage liminaire à leur bravoure et à leur virtuosité. Mise au point n'ayant rien de définitif et que les modifications quotidiennes, à travers lesquelles l'aviation vole chaque jour de progrès en progrès, condamnent à une vérité en quelque sorte momentanée, mais qui peut dès à présent faire toucher du doigt au public l'immensité de la tâche accomplie en deux ans et demi par les aviateurs français.
Les conditions de la guerre aérienne avaient été, en temps de paix, prévues d'une manière extrêmement vague et tout à fait incomplète. L'aviation apparaissait sous la forme d'on ne sait quelle cavalerie de l'air qui devait s'illustrer entre les nuages en de brillantes rencontres de patrouilles. Ici encore, l'idée de l'exploit individuel dominait nos conceptions. Ici encore, nous étions aux antipodes de ce que la réalité allait nous offrir sur les champs de bataille et nous n'avions aucune idée précise de ce que dans une guerre de canons, de chemins de fer, d'automobiles, dans un duel de machines bien plus que de soldats, l'avion pouvait apporter à une armée d'éléments de victoire. Tantôt l'imagination s'arrêtait uniquement sur des duels vertigineux à 3.000 mètres en l'air, dont aussi bien aucun profit militaire ne semblait devoir être attendu, sinon d'établir la supériorité sportive des aviateurs français sur leurs adversaires allemands. Tantôt, en se représentant des destructions d'armées et des villes foudroyées du haut des airs, elle dépassait dans ses anticipations romanesques le domaine des possibilités et du vraisemblable. Elle voyait trop court ou voyait trop gros. Le rôle considérable de l'avion de repérage, auxiliaire indispensable, œil vigilant et perçant de l'artillerie, l'efficacité de l'avion de bombardement, frappant les communications de l'ennemi, l'affaiblissant à l'heure des attaques, lui coupant les jarrets, paralysant ses nerfs, on n'en avait, à vrai dire, qu'une prévision rudimentaire. Mais de cette guerre et de ses modalités formidables, en vérité qu'avait-on prévu ? Le résultat fut que nous nous mîmes en campagne avec une aviation dont la force numérique était à peine égale, était même plutôt inférieure à celle des Allemands, alors que les ailes, invention française, due au génie des Ader et des Chanute, animées par une autre invention française, le moteur de Forest, auraient dû posséder dans notre camp une écrasante supériorité. Il fut, en outre, que les diverses spécialisations de l'avion n'étaient rien moins que délimitées. Nous entêtant sur notre conception trop sportive de l'aviation de guerre, nous possédions un nombre de monoplans sensiblement égal à celui de nos biplans. Les premières semaines d'hostilités nous firent vite comprendre notre erreur et la justesse des vues du capitaine Saconney donnant sa préférence à «la poutre armée inflexible»: le biplan. Pour faire œuvre utile, qu'il s'agisse de combat, de reconnaissance ou de bombardement, l'avion doit en effet enlever, outre son pilote, au moins un passager; or, à force de moteur égale, un monoplan biplace n'est pas plus vite qu'un biplan à deux places. Ajoutez que sa rapidité ascensionnelle est médiocre, s'il est chargé, et que le poids utile qu'il peut emporter est infiniment inférieur à celui qu'enlève un biplan; enfin qu'à l'exception des appareils à vision totale, comme le parasol Morane-Saulnier, la vue y est limitée par les plans, le tir également. Enfin une solidité moindre. L'an dernier, sur vingt-trois types d'avions en service — pour ne compter que les principaux— le nombre des monoplans n'était plus que de huit et, dans la catégorie des hydravions, de trois sur neuf. La proportion des monoplans était donc réduite à un tiers des appareils. Aujourd'hui, sur une dizaine de types, un seul monoplan, le Morane-Saulnier parasol. Nos constructeurs ont mis au point, dans la catégorie légère, des petits biplans, comme le Nieuport, de dimensions très réduites et d'extrême vitesse, que nos aviateurs ont aussitôt baptisés du sobriquet de «Bébés». Les 160 kilomètres à l'heure de 1916 ont été dépassés. L'envergure de l'appareil est si faible au regard de la puissance du moteur que le biplan Nieuport de l'an dernier, avec une envergure et une longueur de 7 mètres et 18 mètres de surface portante, enlevait un moteur de 80 H. P. et 250 kilogrammes de charge utile, alors que des biplans de même puissance motrice exigeaient, selon les types, des surfaces portantes de 42 mètres et de 60 mètres. Dans la catégorie lourde, avions de bombardement, grâce au principe de la pluralité des moteurs, les mêmes progrès ont été réalisés et notre armée de l'air possède aujourd'hui des appareils susceptibles d'enlever un poids d'explosifs considérable. Voyez plutôt. Le biplan Caudron à deux moteurs le Rhône de 80 H. P. chacun, placés parallèlement à la carlingue, emporte ses 5oo kilogrammes de charge utile et les emporte même, peut-on dire, à tire-d'aile, puisque sa vitesse atteint 135 kilomètres à l'heure. Confortablement muni d'explosifs, cet oiseau bombardier peut donc, si l'occasion s'en présente, se montrer redoutable chasseur et c'est un plaisir que sa mitrailleuse ne se refuse guère. Avec ses trois moteurs, deux 80 H. P. le Rhône aux flancs de la carlingue et un 140 H. P. à l'arrière actionnant chacun une hélice, le biplan Caproni-Esnault-Pelterie, de vitesse moindre, 115 kilomètres à l'heure, enlève cinq passagers, deux pilotes et deux mécaniciens, un observateur, une charge utile de 1.100 kilos. Il est évidemment délicat de donner des précisions sur les nouveaux types qui sortent en ce moment de nos usines. Tout ce que nous pouvons dire, c'est que le Spad de chasse atteint les 200 kilomètres à l'heure et qu'il y a tout lieu d'espérer les plus beaux succès avec le Sopwith de reconnaissance.
Quant à l'efficacité de la « charge utile » dont nos avions de bombardement assurent la distribution, le témoignage des Allemands eux-mêmes s'en est maintes fois porté garant. Les carnets de route trouvés sur des officiers ou sur des hommes de troupe faits prisonniers nous ont dit avec des accents de rage, qui ne sont pas pour nous déplaire, la puissance destructive de nos torpilles de go, de 155 et de 220, quand leur charge de mélinite descend du ciel sur un emplacement tenu par l'ennemi. Nos bombes Claude possèdent une telle force explosive, que leurs éclats sont parfois projetés jusqu'à 700 et 800 mètres du point de chute 1 Tantôt nous apprenons qu'une seule bombe tombant sur un bivouac tue huit hommes et en blesse trente-deux, abattant par surcroît une dizaine de chevaux. Ailleurs, dans un rassemblement de cavalerie, une bombe : trente tués; une seconde bombe : trente tués encore et cinquante chevaux. Prévue dès le temps de paix par Ader, qui en avionnerie militaire avait vu si juste et si loin, la fléchette dès le début de la guerre a donné dans l'arrosage de larges zones des résultats excellents. Cette petite tige de 12 centimètres de long sur un diamètre de 8 millimètres avec un poids de 19 gr. 25 a prouvé d'éclatante manière son extraordinaire force de pénétration. Lâchée de 2.000 mètres de haut, elle arrive avec la même puissance que si, placée sur le crâne d'un homme, elle subissait tout à coup le choc d'un poids de 4o kilogrammes tombant de 1 mètre de haut. Sa légèreté permet à l'aviateur d'emporter de très grandes quantités de projectiles. Cinq mille fléchettes ne pèsent qu'une centaine de kilogrammes et une boîte de cinq cents fléchettes suffit à couvrir utilement une surface de 200 mètres de long sur 50 de large. L'homme touché l'est presque toujours sérieusement. La pointe d'acier pénètre avec facilité de 7 à 8 centimètres dans le crâne; frappant l'épaule, elle disparaît dans le corps ; touchant le pied, elle le cloue au sol. Protestant contre la «cruauté» de ce projectile, bien plus barbare, n'est-ce pas? que la balle explosive, les gaz asphyxiants et les jets de pétrole enflammé, un journal bavarois écrivait au lendemain des premières expériences: «Un major vient de publier un rapport des cas mortels observés par lui et produits par des flèches lancées des aéroplanes français. Il déclare qu'un jour plusieurs compagnies, durant l'après-midi, étant au repos et faisant peu d'attention à deux avions qui volaient au dessus d'elles, soudain les chevaux à la longe commencèrent à ruer et des cris de douleur s'élevèrent parmi les hommes, dont plusieurs étaient littéralement fichés à terre. Une vingtaine de soldats furent blessés avant qu'on eût pu savoir d'où venaient ces flèches et qu'on eût pu se mettre à l'abri dans des voitures. La force avec laquelle ces flèches frappent doit être très grande, car un cas s'est présenté, d'une flèche perçant le crâne d'un homme et causant une mort instantanée. On calcula qu'un tiers des flèches avait porté; l'efficacité de cette arme est donc prouvée d'une façon convaincante. » Autre précieux témoignage, celui d'un correspondant de guerre américain, M. Irwin Cobb, autorisé par le Grand Quartier Général allemand à suivre les armées ennemies en France et qui d'un drachen a assisté à un de nos arrosages de fléchettes: « Décrivant des demi-cercles, oscillant au milieu des obus que l'artillerie allemande lui envoyait, montant, descendant, jouant à travers les nuages et les shrapnells, l'oiseau français lâchait méthodiquement ses stocks de fléchettes et le long des lignes des milliers de fourmis grises couraient des tranchées de l'avant à celles de l'arrière, disparaissaient, rentraient dans leurs fourmilières ou, quand elles n'avaient pas le temps de se terrer, jonchaient le sol, petits insectes gris à jamais immobiles. L'effet terrible du projectile, je pus le constater sur un hussard prussien, qui fut transpercé du sommet du crâne à la plante du pied droit!» On croit en vérité rêver, quand on songe aux armes dont aux premiers mois de la guerre disposaient nos aviateurs pour voler à l'attaque des aéros allemands. L'armement d'un dragon, d'un chasseur en patrouille! Souvenez-vous des premiers communiqués aériens. Le 7 octobre 1914, le pilote Gaubert, ayant à son bord le capitaine d'artillerie Biaise, surprend un Taube et, grâce à son habileté, évolue de façon à l'attaquer par derrière et à le surplomber d'une trentaine de mètres, permettant à son passager d'envoyer aux deux aviateurs allemands huit balles de carabine. Par malheur pour les Boches, le capitaine Blaise est un excellent fusil et les Deutsche Nachrichten étaient le lendemain obligées de confesser que le lieutenant Finger, blessé au cours d'un combat aérien à 2.3OO mètres d'altitude entre Metz et Verdun, était mort de ses blessures et son compagnon très grièvement estropié par un atterrissage un peu brusqué, où l'oiseau allemand avait émietté sa carcasse. Quelques semaines plus tard, un de nos aviateurs abattait encore un pilote allemand à coups de fusil, un autre encore près d'Arras se débarrassait de son adversaire avec vingt coups de carabine. Le 18 novembre 1914, un de nos Morane, monté par un lieutenant et un caporal, parti pour reconnaître les organisations défensives de l'ennemi dans la région de Dompierre, se heurte à un appareil allemand. Les nôtres ont pour toute arme un revolver. Ils ne se dérobent pas et entament la lutte contre la mitrailleuse allemande! Seule la rupture d'un des haubans tranché par une balle les contraint à prendre du champ. A trois reprises, Gilbert a été le
héros de ces trop inégales rencontres. La première
fois, le 2 novembre 1914, au cours d'une
reconnaissance avec le capitaine de Vergnette,
commandant son escadrille, où de trois balles il
envoie l'Allemand s'écraser sur le sol ; la
deuxième fois, avec son mécanicien Bayle comme
tireur, sur un Morane-Saulnier, quand il attaque,
le 18 du même mois, à 2.500 mètres, entre Albert
et Bapaume, trois Albatros qui sont venus jeter
des bombes sur Amiens. Des trois Allemands, armés
de mitrailleuses, deux s'esquivent, le troisième
est pris en chasse. Une poursuite folle de
trente-cinq minutes, pendant laquelle l'Albatros
déroule vainement des bandes de cartouches, à un
moment glisse à 2 mètres sous l'appareil de
Gilbert, fuit éperdument, bête désemparée,
traquée, devant le mousqueton de Bayle, ne doit
enfin son salut — avec pas mal de plomb dans
l'aile — qu'au manque de munitions des Français
aux environs de Montdidier. Obligé d'enlever ses
gants pour tirer par un froid de 16 degrés, Bayle
descendit d'avion avec les mains gelées. C'est
encore avec un mousqueton de cavalerie que, dans
la première quinzaine de janvier 1915, Gilbert
remporte une troisième victoire. En compagnie du
lieutenant de Puechredon comme observateur, il
rentrait d'une reconnaissance menée sur les lignes
allemandes du Nord, quand, à 20 kilomètres de
Lille, il découvre volant à bonne distance devant
lui un Taube occupé à repérer en paix nos
positions. Gilbert accentue le train, de
Puechredon préparant balles et mousqueton, et suit
sa proie pendant une heure jusqu'aux environs
d'Amiens avec une telle habileté que les Allemands
ne se doutent pas un instant de la filature. Quand
ils s'aperçoivent enfin de la présence du
chasseur, Gilbert est à peine à 20 mètres derrière
eux. Alors l'affaire se règle vivement.
L'observateur allemand, le capitaine de
Falkenstein, se retourne, pousse un cri de fureur.
Gilbert s'écarte, laisse le champ libre à son
passager. Quatre détonations, posément espacées.
La première balle frappe en plein cœur le
capitaine allemand ; la deuxième atteint
l'avant-bras du pilote, et la troisième, pénétrant
derrière la nuque, lui traverse le cou; quant à la
quatrième, elle va droit au radiateur. Le compte
est bon. Le Taube descend, d'une descente un peu
agitée, bien que le pilote allemand reste encore
suffisamment maître de sa direction, et se pose au
milieu des lignes françaises. L'avion de Gilbert
atterrit doucement à côté du vaincu, qui vient
alors à lui et, tendant sa main valide, offre à
son vainqueur ce magnifique témoignage d'estime :
« Je suis fier, monsieur, d'avoir eu pour
adversaire un homme de votre valeur! » Attaché à la défense aérienne du camp retranché de Paris, il travaille tout l'hiver 1914-1915, luttant sans trêve contre la routine et l'entêtement des uns, la jalousie imbécile des autres, sans se laisser décourager par des accidents de fabrication, qui semblent vingt fois devoir ruiner ses espérances. Enfin, il tient son dispositif, une gouttière en acier, qui de son monoplan, un MoraneSaulnier parasol, lui permet de tirer avec sa mitrailleuse dans le champ de rotation de l'hélice sans briser les pales. Au printemps de 1915, les galons de
sous-lieutenant sur la manche, il reçoit l'ordre
d'aller dans le Nord, où les taubes deviennent,
sur Dunkerque, particulièrement audacieux, essayer
son invention. Pilote, observateur et tireur,
l'admirable Garros tient les trois rôles à lui
seul et son début est un coup de maître. Voici
comment il le racontait lui-même le 3 avril 1915,
à son ami Jean Ajalbert, qui lui a consacré depuis
sa captivité tant de pages d'une émouvante et
paternelle tendresse: «Cher vieil ami, vous savez
que j'en ai eu un finalement! Vous devez être
curieux d'avoir quelques détails et je vais vous
les donner en quelques mots. J'étais parti seul
avec 95 kilos d'obus pour les lancer sur une gare
teutonne [son monoplan ayant été abîmé dans le
garage par un coup de vent, Garros avait, en
effet, confié son dispositif à un autre appareil,
muni par surcroît d'un lance-obus de 155]. Arrivé
à 10 kilomètres de nos lignes, je vois assez loin
et bien au-dessus de moi, 500 mètres plus haut, un
appareil sur lequel nos batteries tiraient. Je
manœuvre pour lui couper la retraite, tout en
m'efforçant de prendre la hauteur qui me manquait.
Cela dure six à huit minutes. Arrivé à
bonne hauteur, je m'approche : les batteries nous
tirent dessus dans le tas. J'ouvre le feu à 3o
mètres. Je recharge ma mitrailleuse trois fois. Au
bout de quelques balles, l'ennemi fuit en désordre
et en descendant à toute allure. Je ne le lâche
pas d'un mètre. Le combat dure dix minutes. Il se
termine à 1.000 mètres d'altitude : criblé comme
une passoire, l'albatros prend feu subitement, une
immense flamme l'environne et il descend en
tourbillon. C'est tragique, affreux. Au bout de
vingt-cinq secondes de chute au moins (qui
paraissent longues), l'appareil s'écrase sur le
sol dans une grande fumée.
Sans sous-estimer le courage de
leurs adversaires, nos aviateurs peuvent prétendre
dans le duel aérien à une incontestable
supériorité. Les chiffres le prouvent.
L'état-major allemand essaye de faire croire à
l'univers qu'il a, en 1916, perdu en tout et pour
tout 221 appareils. Voilà une de ces informations
à la manière de l'agence Wolff, dont il est aussi
bien coutumier! La vérité est qu'en 1916, dans les
combats avec les seuls aviateurs français, les
Allemands ont perdu un total de 417 avions. Il
nous est plus facile pour fixer leur religion — et
celle des neutres — d'en établir le décompte: 2
appareils en janvier, 17 en février, 22 en mars,
27 en avril, 41 en mai, 18 en juin, 49 en juillet
et autant exactement en août, 70 en septembre, 41
en octobre, 39 en novembre, 42 en décembre. A
l'exception des trois derniers mois de l'année —où le
mauvais temps diminue la fréquence des combats
aériens — la progression, on le voit, a été rapide
et constante, elle a marqué à chaque mois
l'ascendant de plus en plus grand de notre
aviation sur l'aviation allemande. Pour répondre à
la prétention de l'état-major ennemi, il faut
encore ajouter qu'en plus de ces 417 aéros, dont
la destruction a été contrôlée rigoureusement dans
les services de nos escadrilles, 195 autres avions
ont été vus par nos pilotes tombant à pic,
grièvement, sinon mortellement frappés, dans les
lignes de l'adversaire. Pour rendre l'hommage qu'elle mérite à notre aviation de combat, l'état-major français vient, à deux reprises, de sortir de sa réserve un peu sévère et de mettre sous les yeux de la France et du monde les merveilleux tableaux de chasse de nos deux plus fameuses escadrilles. Née au mois d'août 1915, la N. 65 dès ses débuts en Lorraine, sous les ordres du capitaine Gounet-Thomas, est une de celles qui se sont le plus distinguées, à Verdun. Quatorze avions pour entrée de jeu, quatre autres renvoyés dans leurs lignes désemparés et un peu brutalement, quatre drachen incendiés. Elle en était en mars, pour 1917, à son cinquantième ennemi abattu. Sa cohésion, son splendide esprit de corps, on les a bien vus le jour où, le capitaine Féquant ayant pris la suite du capitaine Gounet-Thomas tombé au champ d'honneur, sur la tombe encore ouverte de Boillot frappé dans un duel par trop inégal, tous ses pilotes jurèrent de le venger magnifiquement. Le jour même dans l'après-midi, Nungesser attaquait un fokker qui venait s'écraser au sol. D'une escadrille voisine, Navarre accourait pour apporter à la vengeance sa contribution et incendiait un second Allemand. Le surlendemain, le capitaine Féquant offrait aux mânes de Boillot une troisième victime. Pour un Français, trois Allemands. C'est le compte. Sur la Somme, la N. 65 recueille la
même somme de gloire qu'à Verdun. Menée par le
capitaine Féquant, qui donne l'exemple en payant
largement de sa personne, elle reprend sa chasse
irrésistible et fructueuse. Ses as, on les
connaît. Ils sont illustres. C'est Nungesser.
Toute l'énergie physique et morale ramassée en un
seul homme. Grièvement blessé dans un accident
d'aviation, réformé n°1, il se réengage, refuse un
congé de convalescence de trois mois, rejoint au
front son escadrille. Se dépensant sans compter,
malgré son état de santé, en six jours il totalise
dix-neuf heures de chasse, livre douze combats,
force tous ses adversaires à la fuite, à
l'exception de deux. qu'il abat. Le 25 avril 1916,
avec un sang-froid extraordinaire, il attaque un
groupe de trois avions allemands et en culbute un.
Deux jours plus tard, il livre seul un combat à
six adversaires, en envoie un à terre et rentre,
les vêtements criblés de balles, avec un appareil
blessé dans tous ses organes essentiels, le moteur
transpercé, les commandes atteintes. Au début de
janvier dernier enfin, il offre aux Boches des
étrennes superbes: en une seule matinée, deux
avions et une saucisse! Un prestigieux palmarès de
douze citations à l'ordre de l'armée avec
vingt-quatre avions ennemis descendus. Mais c'est à l'escadrille N. 3 que revient sans conteste le record des victoires aériennes. La N. 3! Les cigognes! Dès le premier jour, sous le nom de B. L. 3, alors composée de Blériots, elle a été sur la brèche et a commencé la campagne sur le front de Belfort; vers le milieu de 1915, sous les ordres du capitaine Brocard, elle s'est spécialisée dans la chasse. C'est elle, on peut le dire sans être injuste vis-à-vis des autres, qui a vraiment créé la tactique aérienne de combat et qui a donné les directives. Son ardeur, son esprit offensif, son mordant, que les pertes les plus douloureuses n'ont jamais pu réussir à émousser, viennent de lui valoir l'honneur suprême de la fourragère avec une magnifique citation. Tant à Verdun que sur la Somme, en cinq mois, du 19 mars au 19 août de l'an dernier, elle a livré 338 combats, abattant 38 avions, 3 drachen et obligeant 36 autres avions fortement atteints à atterrir. Dans les trois mois qui ont suivi, elle en a détruit une nouvelle série de 36. Depuis la mobilisation jusqu'au 1er janvier 19 17, elle peut s'enorgueillir d'un formidable total de 820 combats, où 83 avions allemands ont officiellement trouvé leur perte, non compris les saucisses et les avions dont le sort exact n'est pas connu, mais dont il est tout à fait présumable que beaucoup sont allés se fracasser au sol dans les lignes allemandes. La N. 65 a Nungesser. La N. 3 a son
rival de gloire, l'as des as, Guynemer, à qui le
président de la République remettait avant hier au
nom de la Russie la croix de Saint-Georges et les
galons de capitaine. Notre grand ami italien M.
Bissolati assistait ému à la cérémonie. Quand
Guynemer, très pâle, eut salué, il se pencha à
l'oreille de M. Poincaré, murmurant pour ne pas
blesser la modestie charmante du merveilleux
pilote: «Ce que j'admire, c'est son air juvénile
et sa simplicité. Qu'il est jeune, ce soldat, qui
est un. homme!» Oui, avec son gentil sourire
d'adolescent, son courage, qui jaillit de source,
sans l'ombre de forfanterie, sa ténacité, Guynemer
est bien le type du héros de chez nous. Au début
de la guerre, potache de dix-neuf ans, dont on ne
voulait pas, rien ne l'a rebuté, ni les décisions
des majors, impitoyables devant sa maigreur de
jeune lycéen, ni les ajournements de quatre
conseils de revision. Les portes de la gloire ne
voulaient pas s'ouvrir devant lui. Allons donc 1
Il saurait bien les forcer, et le capitaine
d'aujourd'hui, chevalier de la Légion d'honneur,
chevalier de Saint-Georges, titulaire de plus de
palmes qu'aucune croix de guerre n'en saurait
jamais porter, débuta contre vents et marées sur
l'aérodrome de Pau en portant les bidons d'essence
et d'huile. Hier encore, du 10 au 15 avril, trois nouveaux as naissaient à la gloire des communiqués : le capitaine Lecour-Grandmaison, le sous-lieutenant Languedoc et le maréchal des logis Rousseau. Le lieutenant Pinsard, qui envoyait dans ces cinq jours trois Allemands au sol, compte aujourd'hui sa douzième victoire. Il est un autre record, que
l'aviation allemande s'est montrée jusqu'ici
impuissante à disputer à la nôtre: celui des
expéditions lointaines et des bombardements à
longue distance. Quels raids aériens ont-ils pu
réussir, les aviateurs allemands? Quelles grandes
croisières de l'air peut-on inscrire à leur actif?
Des incursions sur Dunkerque, sur Amiens, sur
Arras, sur Compiègne, sur Châlons et sur Reims,
sur Nancy ou sur Belfort, oui, de brèves
apparitions nocturnes, impossibles à empêcher, un
tour de quelques minutes à la faveur des ténèbres
ou du brouillard à une dizaine de kilomètres de
leurs lignes, le temps de lâcher quelques bombes,
d'assassiner une femme ou un enfant, et de fuir.
Au début de la guerre, ils sont venus sur Paris,
le dimanche 3o août, puis les trois premiers jours
de septembre; le 27 encore, où ils essayaient
d'atteindre la Tour Eiffel et blessaient la petite
Denise Cartier; le 12 octobre, où leur tentative
d'incendier Notre-Dame avorte parfaitement.
Négligeons l'avion boche qui, en mai 1915,
parvint, en se maquillant à la française, à se
glisser jusqu'à nous, pour retourner d'une bombe
un parterre de géraniums à Vaugirard et écorner
d'une autre le coin d'un balcon. Quels exploits en
vérité, quand leurs armées étaient à Chantilly et
à Meaux, que d'avoir tué bravement de 2.000 mètres
de haut 6 personnes et d'en avoir blessé 17! ![]() A coté de ces exploits
sensationnels, quelle injustice cruelle ce serait
de ne pas rendre l'hommage qu'ils méritent si
magnifiquement à tous ces aviateurs de
bombardement, qui chaque jour, chaque heure,
mordus par le froid ou aveuglés par là pluie, dans
la bourrasque ou le brouillard, partent, comme les
soldats de la vague d'assaut, pour foudroyer les
derrières de l'ennemi, ses chemins de fer et leurs
embranchements, ses gares, ses convois, ses dépôts
de munitions, ses hangars d'aviation, ses
quartiers généraux? Et pourtant, comment chanter la gloire de tous ces artisans ailés de la victoire, de tous ces pionniers de l'air? Nous ignorons leurs noms, on nous tait leurs exploits. Il faut lire par hasard, entre deux entrefilets d'un journal, le compte rendu d'une fête à l'Aéro-Club pour apprendre que le capitaine de Miribel, comme observateur, les capitaines Victor Ménard et Abel Verdurand et le sous-lieutenant Louis Plantier, comme pilotes, spécialistes de réglages d'artillerie et de reconnaissances, comptent chacun plus de cinq cents heures de vol au-dessus des lignes ennemies. De la gloire, certes, et encore de la gloire à nos virtuoses du combat aérien. On ne leur en accordera jamais assez. Mais serait-ce leur faire tort que d'en demander aussi quelques rayons, quelques beaux rayons éclatants et dorés, pour tous ceux de leurs frères d'armes qui ont, du haut des airs, muselé une pièce allemande ; et nos escadrilles de bombardement et de reconnaissance ne sont elles pas dignes, elles aussi, d'avoir leurs as? ![]() Et voici que dans cette guerre, en
apparence immobile, mais qui, en réalité, se
transforme et évolue à chaque heure, un nouveau
rôle se prépare pour nos aviateurs. Encerclée sur
terre par une ligne de fer et de feu, coupée du
monde sur mer par l'in- violable puissance de la
flotte anglaise, l'Allemagne qui étouffe et
commence à sentir ses côtes plier sous l'étreinte
des Alliés, l'Allemagne assiégée cherche sa sortie
sous les eaux. Après ses faillites militaires sur
Paris, sur Calais, sur Verdun, après la faillite
aérienne des zeppelins, elle jette sa dernière
carte sur le tapis de la guerre et, avant de
danser la danse suprême devant le buffet vide,
enlace en frémissant d'espoir sa dernière
illusion. Bloquée, elle prétend nous bloquer et,
prisonnière, venir de ses mains tendre sous
l'Océan, devant nous, une infranchissable
barrière. Armand Rio. 11 mai 1917. Les Morts de
l'Air La cinquième arme, hélas! possède un
martyrologe considérable. Dans l'aviation, on ne
se tue pas seulement devant l'ennemi; on meurt
à l'arrière en essayant des appareils, en prenant
un départ, et tels qui s'étaient signalés par des
exploits héroïques ont trouvé une fin sans gloire
après avoir si souvent nargué la mort.
Parmi les plus fameux pionniers du temps de paix, se trouvait le sénateur Reymond, éminent chirurgien. La mobilisation est décrétée. Au lieu de partir dans le service de santé, il demande à être affecté à l'aviation comme observateur. Il possède son brevet de pilote, il est un aviateur de valeur. Mais il ne veut pas avoir la responsabilité de la vie d'un autre à bord, il confiera la sienne à celui qui lui sera désigné. Je l'ai vu à l'oeuvre : jamais je ne dirai assez toute l'admiration qu'imposait cet homme d'âge mûr, recherchant les missions les plus périlleuses et les accomplissant toujours avec une maestria, une. science très appréciées du commandement. Le 21 octobre 1914, parti avec
l'adjudant Clamadieu pour une reconnaissance
malgré un temps défavorable, il était obligé de
descendre au-dessous des nuages pour faire des
observations sur le bois de Mortmare. A très basse
altitude, il était attaqué aussitôt par
l'infanterie et l'artillerie. Obligé d'atterrir à
50 mètres des lignes allemandes, blessé très
grièvement, alors que Clamadieu était tué, il ne
pouvait être relevé qu'à la nuit. Malgré son
extrême faiblesse, il trouvait avant de mourir
l'énergie nécessaire pour dicter un compte rendu
très précis et fort important de sa mission. Nous donnerons un passage du journal
de route que tenait le docteur Reymond. Le lecteur
y verra avec quelle simplicité le héros contait
les minutes tragiques de ce début de guerre: « A P...-sur-M..., 1.500 mètres.
Nous nous trouvons dans un nuage dix minutes de
suite, face au nord. Puis le nuage se déchire. En
bas, paysage inattendu. «Ch..., me crie P..., en
me montrant je ne sais quel village de l'ouest. —
Non, ce n'est pas Ch...» et je lui montre à notre
droite, déjà un peu en arrière de nous, la grande
ville qui vient de s'éclairer et que traverse la
Moselle: Metz. ![]() Nous avons tenu à donner la place d'honneur de ce martyrologe au glorieux Français qu'était Émile Reymond. Mais dans l'ordre chronologique d'autres avaient déjà trouvé la mort au cours de la guerre. Parmi eux une perte particulièrement
sensible fut celle que nous fîmes dans la personne
du jeune Garaix, le i5 août 1914. Ce pilote était
celui qui, avant la guerre, avait totalisé les
records du monde avec passagers, faisant accomplir
en quelques mois de grands progrès à l'aviation
lourde. Dès le début des hostilités, il tint à
exécuter des bombardements avec son aérobus. A
cette époque, cet avion constituait une véritable
révolution. Malheureusement, au moment où Garaix
essayait avec le lieutenant de Saizieu de détruire
une batterie spéciale près de Metz, il était
atteint par un obus de plein fouet et tombait
pulvérisé sur le sol ennemi.
En août également, la cinquième arme
perdait l'un de ses meilleurs pilotes: le
lieutenant Mendès, chargé de conduire son
escadrille de Nancy à Champaubert, avait reçu
l'ordre d'atterrir au camp de Châlons pour y
prendre des cartes de la région. Là, un cuirassier
survient et dit à l'officier: Puis c'est le maréchal des logis Vincent qui survient. Même scène. Le sous-officier repart et s'envole en ligne droite pour ne descendre qu'à bout d'essence. Oh! les Boches étaient loin! Enfin le lieutenant Faurit, dernier pilote de l'escadrille, vient atterrir. Son moteur ne veut pas repartir. Le pilote saute sur une bicyclette pour rejoindre nos troupes. Il rencontre des uhlans dont l'un projette sa lance dans les rayons de la machine. Faurit tombe, se relève et s'enfuit en courant, mais est rejoint dans un bosquet et capturé. Pendant ce temps, les Allemands étaient arrivés auprès du lieutenant Mendès pour le faire prisonnier. Celui-ci, héroïque jusqu'au bout, après avoir sauvé la vie de ses camarades, tint à faire le sacrifice de la sienne; il se défendit avec son revolver, mais naturellement succomba sous le nombre. Certains déclarent qu'il fut tué dans la bagarre; d'autres prétendent que, pris, il fut fusillé deux heures après. En tout cas, il mourut comme un brave et les Allemands l'enterrèrent avec les honneurs militaires. Le 24 août, le maréchal des logis
Benoist était allé faire une reconnaissance du
côté de Baccarat. Il devait, au retour, atterrir
auprès des troupes françaises pour leur remettre
les renseignements ou bien leur lancer un tube
porte-dépêches. Le sergent-fourrier Guyot
l'accompagnait. La mission accomplie, Benoist
revenait, en quête du rassemblement désiré pour
lui jeter les documents. A Domptail, il descendait
à 50 mètres au-dessus d'un groupe qu'il
prenait pour des soldats français, mais il était
aussitôt soumis à un feu nourri: horreur,
c'étaient des Allemands! L'avion était criblé de balles ; le câble de gauchissement, des haubans, des longerons étaient à demi sectionnés. Une balle, traversant le plancher, blessait le passager à la jambe et au bras. Une autre, prenant la même direction, atteignait Benoist en pleine poitrine, traversant le poumon droit en diagonale et allant s'arrêter sous l'omoplate. Dans un admirable sursaut d'énergie, le pilote eut la force de se crisper sur son avion et, malgré la douleur et la perte de sang, remit brusquement à la montée et pendant vingt cinq minutes continua son vol dans la direction de son aérodrome où il se posa d'une façon impeccable. Il tint à descendre sans aide de son appareil. Il appela alors du secours. On accourut: il tomba épuisé dans les bras des mécaniciens et raconta ce qui s'était passé. Le lendemain, ce soldat, auprès duquel celui de Marathon semble bien insignifiant, succombait à ses blessures : il avait sauvé son camarade.
Telles furent les morts principales de ce début de guerre. Il nous a semblé indispensable, pour simplifier ce palmarès tragique, de classer ceux dont nous parlerons en plusieurs catégories. A tout seigneur, tout honneur : nous commencerons par les as cités au communiqué, c'est-à-dire de Rochefort, Maxime Lenoir, Sauvage, Hauss, Delorme, chasseurs; Baron et de Beauchamp, bombardiers. Puis nous reprendrons les champions qui étaient déjà fameux avant la guerre, les officiers, les engagés volontaires étrangers et nous terminerons par les morts les plus tragiques.
Le sous-lieutenant de Rochefort était un engagé volontaire. Il commença sa carrière comme pilote de reconnaissance, mais déjà montrait un goût marqué pour le combat. C'est ainsi que le 12 mars 1916, il en livrait deux. Au cours du second, il permettait à son observateur d'abattre un avion ennemi. Le 30 avril, ayant reçu mission de chasser deux oiseaux allemands réglant un tir qui causait le plus grand dommage à notre artillerie, il partait sur son appareil de chasse, les poursuivait jusqu'à 15 kilomètres dans leurs lignes et triomphait de l'un d'eux à 1.400 mètres d'altitude. Nouvelle victoire, le 22 mai, avec le capitaine Perrin comme passager. Voici en quels termes de Rochefort annonçait l'événement: «Je l'ai eu mon troisième et d'une façon indiscutable. Parti lundi à 11 heures 30 pour faire un barrage sur Dunkerque, j'étais à 1.500 mètres. Je vois des éclatements et un Boche à 3.000 mètres. Je le suis en ramant derrière. Il dépasse Dunkerque, se guide vers Cassel, je le gagne peu à peu et enfin il commence à tirer. Nous répondons. Il perd de la hauteur. Perrin lui décharge un chargeur à 20 mètres. Le Boche pique dans un nuage, je le suis et, quand nous en sortons, nous ne voyons plus que des débris voltigeant en tous sens: les ailes étaient débinées. «J'atterris en sautant un fossé sans dommage et on retrouve des morceaux, les deux cadavres (le pilote avec une balle dans la tête), et le moteur, tout cela en capilotade.» Ce succès valait la Légion d'honneur au sous-officier déjà médaillé militaire. Le 12 juillet, de Rochefort abattait un L. V. G., et endommageait très sérieusement un autre avion. Trois jours plus tard, il remportait une nouvelle victoire dans la région d'Amiens. Le 6 août, il incendiait un drachen en descendant à 750 mètres pour l'attaquer. Le 22, un appareil auquel il livrait combat tombait désemparé. Le 14 septembre, il abattait un avion au nord de Péronne et, le lendemain, ne rentrait pas d'une croisière. On espérait qu'il n'était que prisonnier, Hélas ! sa fin avait été plus tragique et, quelques semaines après, les journaux allemands apprenaient que le sous-lieutenant Noël de Rochefort était mort de ses blessures. On croit que son vainqueur fut le capitaine Boelke.
L'adjudant Maxime Lenoir était un champion du temps de paix. Il le fut davantage encore à la guerre. C'était un de nos plus fins et de nos plus courageux pilotes. Parti pour essayer un nouvel avion, il ne revint pas. Pendant longtemps on crut qu'il avait été capturé simplement, car le capitaine de Beauchamp, son chef d'escadrille, et ses camarades avaient été explorer la région où il était tombé et avaient remarqué à terre un avion intact qu'ils pensaient être le sien. La panne de moteur permettait d'écarter l'hypothèse de la mort. Plusieurs mois après, par la Croix-Rouge de Genève, la famille fut informée que le malheureux avait été tué. Mais la nouvelle demande confirmation. Peu de héros eurent une plus belle carrière que l'adjudant Maxime Lenoir. Il com- mença la guerre dans les chasseurs à cheval, car à cette époque les mérites des aviateurs civils n'étaient que difficilement reconnus. Il entrait dans l'aviation fin 1914 et était affecté bientôt à une escadrille de réglage d'artillerie. Il s'y montrait plein de vaillance: nulle mission ne pouvait avoir raison de son courage. Un jour, au cours d'une opération, attaqué par un avion ennemi, il l'abattait en collaboration avec le capitaine Quillien. Une autre fois, sur Caudron, il incendiait un drachen. Puis il passait au biplan de chasse. Vite il montrait sa valeur. Le 15 mars 1916, protégeant une reconnaissance et ayant sa mitrailleuse enrayée, il remplissait sa mission jusqu'au bout, écartant les avions ennemis et rentrant avec un appareil criblé de balles. Le 29 mai, il forçait un avion ennemi à atterrir, désemparé, près de Brieulles. Le 17 juin, il s'élançait à travers un groupe de vingt avions qui étaient venus lancer des bombes sur Bar-le-Duc. Il obligeait l'un d'entre eux à se poser, endommagé, près de Septsarges. Le 22, il abattait près d'Étain un aéroplane qui capotait, et vers Douaumont en attaquait un autre qui paraissait fortement touché. A ce moment, Lenoir se livrait, avec
Pulpe à des expériences qu'il me racontait en ces
termes: Le 6 juillet, attaque d'un biplan
allemand qui pique brusquement vers Montfaucon. De
même le 10 juillet. Le 30 juillet, en collaboration avec
le lieutenant Brindejonc des Moulinais, il
abattait un avion ennemi qui tombait dans ses
lignes. Ce succès lui valait la citation
officielle au communiqué. Le 4 août, il descendait
près de Moranville sa sixième pièce officielle qui
lui valait la Légion d'honneur avec ce motif: Le 8 août, il livre combat à six
avions ennemis avec le sergent Casale, devenu as
depuis, et parvient à les obliger à abandonner
la lutte. 11 rentre avec quatre balles dans les
organes essentiels de son avion. Le lendemain,
infatigable, il force un avion à atterrir au nord
de Beaumont. Le 12, il abat son septième appareil
officiel qui tombe près de Gincrey. Nouvelle citation qui rend hommage à
sa vaillance: Le 14 septembre, il triomphe de son huitième qui s'effondre au nord de Douaumont. Le 22, il tire à bout portant sur un adversaire qui s'écrase près de Douaumont. Comme on compte à ce moment le drachen incendié naguère par Lenoir, son total atteint ainsi dix Boches hors de combat. Le 25 septembre, il livre un combat très dur à un biplan qui vient s'écraser au sol près de Fromezey. C'est sa onzième et dernière victoire. C'est en ces termes qu'il me la
contait. « Ce n'est pas drôle, lorsqu'on est en tête à tête avec soi-même là-haut, de se voir «sonner» par toute une bande de mitrailleuses attachées à votre perte. Certains prétendent qu'ils y vont par plaisir. N'en crois rien. D'autres affirment que ce n'est pas dangereux. Ils le diront jusqu'au jour où ils seront descendus. Je ne suis ni plus crâne, ni plus froussard qu'un autre, mais je déclare simplement avec toute ma sincérité que c'est profondément désagréable. On ferme les yeux, on rentre la tête dans les épaules, on attend que la rafale soit passée, on riposte, on regarde et, tant que l'on ne voit pas l'émiettement de l'aéroplane dans l'espace, on n'a pas le sourire. On reste là parce qu'on est Français et qu'un Boche est en face de soi. On cherche à l'abattre, on ne veut pas lui laisser le champ libre pour l'empêcher de «crâner» quand il rentrera chez lui. C'est tout. C'est du patriotisme, c'est de l'esprit français, soit, mais dire que c'est de la distraction, du sport, allons donc! Il n'y a que ceux qui ne l'ont pas fait sérieusement pour le prétendre ! « Mais revenons à mon Boche, sans
quoi je deviendrais sévère pour certains! Je me
trouve donc dans la situation du monsieur qui est
entré dans une ruelle au milieu de laquelle se
trouve une bande d'apaches et qui, par orgueil, ne
veut pas rebrousser chemin. Il continue sa route,
tout en se préparant à soutenir le choc. C'est ce
que je fis. Il fallait faire ce que nous appelons
du «rentre dedans». Je fonce. J'évite ou plutôt la
Providence me fait éviter les balles de
l'adversaire. Je suis criblé, mais sans être en
trop mauvaise situation. A un moment, une balle
explosible éclate, ricoche et m'atteint au coin de
l'œil. Je continue à dérouler mes bandes et
soudain, ô joie! alors que je commençais à
désespérer, que vois-je? L'avion kolossal adverse
s'ouvre en deux, les trois personnages qui le
montent s'éparpillent dans l'espace et, sans
pouvoir faire le bilan de tout ce qui tombe, je
reste le maître de la situation. Le sergent Sauvage était le benjamin des as, ayant obtenu la citation au communiqué à l'âge de dix-neuf ans. C'est le 9 juillet 1916 qu'il obtenait sa première victoire dans la région d'Amiens. Il remportait un nouveau succès le 19 juillet 1916 à l'est de Péronne. Troisième Boche abattu le 31 août 1916, au bois Devise; quatrième au sud de Miserey, le 28 septembre, et citation au communiqué le 2 octobre à la suite de son cinquième avion allemand abattu. Le 3 novembre, son adversaire s'abat en flammes à Mesnil-en-Arrouaise. Le 9, il endommage sérieusement un appareil ; le 16, il descend probablement un L. V. G. entre Bertain et Ormicourt; le 23, il triomphe sans doute d'un autre près de Béthencourt. Il attaque, le 10 décembre, un Bumpler qui tombe au sud de Monthois et achève de se brûler au sol. C'est son septième. Le 27 décembre enfin, il attaque un Albatros qui tombe en glissade et s'effondre aux environs de Moronvilliers : huitième et dernier succès. Quelques jours avant sa mort, il
m'exposait sa tactique de la chasse: Ces paroles dans cette bouche juvénile présentaient une beauté tragique. Sauvage se rendait fort bien compte qu'il jouait à une loterie dont le tenancier a beaucoup plus de chances de gagner que le joueur : c'est une roulette où il y a une multitude de zéros. Le 7 janvier 1917, il partait en croisière. Des camarades l'apercevaient à 3 heures 20 à l'est de la Maisonnette. Soudain un obus l'atteignait, il tombait en vrille, s'écrasait à terre. Il n'avait pas même eu la satisfaction de succomber dans un duel contre un avion!
Le maréchal des logis Hauss avait eu une carrière prodigieuse. Il avait obtenu la citation au communiqué en cinq semaines, abattant quatre avions en six jours. C'était trop rapide! Dans la chasse, il ne faut pas aller vite en besogne, sans quoi on risque de prendre une confiance exagérée en soi et de se livrer à des imprudences néfastes. Le tableau de Hauss montre la valeur
de son exceptionnel record: Mais, hélas! ces prodiges de vitesse étaient sans lendemain, et, le 15 février 19 1 7, Hauss était à son tour abattu en flammes dans nos lignes par un avion ennemi. Le malheureux, qui s'était marié quatre mois avant, mourait à vingt-six ans. Quelques jours avant sa mort, il
m'avait fait part de ses impressions: «Après avoir tiré une centaine de
cartouches, ma mitrailleuse s'enrayait soudain.
Nous étions presque en corps à corps et, tandis
que lui continuait à dérouler ses bandes, il
m'était impossible de riposter. Jusque-là je
n'avais pu tirer que par rafales de quelques
balles, pendant plus de dix minutes, car le Boche
se remuait comme une anguille et je ne pouvais
jamais le trouver dans ma ligne de mire.
J'avais surnommé, plaisanterie bien innocente et peu drôle, le sous-lieutenant Delorme, «l'as partout», car il avait obtenu la citation au communiqué d'abord comme bombardier, et quelques mois plus tard comme chasseur. Cet éclectisme ne devait pas lui porter bonheur et il se tuait dans un accident d'entraînement, d'une banalité stupide, le 14 janvier 1917. Delorme était un brave entre les braves. Après avoir fait merveille dans l'infanterie où il avait été blessé deux fois, il fit preuve comme pilote des plus belles qualités de courage et d'adresse. Le 25 janvier 1916, il accomplissait deux reconnaissances photographiques importantes. Au cours de la première, son avion était sérieusement atteint. Pendant la seconde, il était mis hors de service. Il exécutait cependant ses deux missions et combattait trois appareils qu'il mettait en déroute. Le 6 février, il descendait à 700 mètres pour incendier la gare d'Achiet-le-Grand. Perdu au retour dans les nuages, il parvenait, au bout d'une heure, n'ayant plus d'essence, à atterrir dans nos lignes. Le 28 mai, après avoir exécuté un bombardement à longue portée, il était attaqué par un avion de chasse qu'il abattait, et rentrait avec son appareil criblé de balles. Il recevait la Légion d'honneur à la
suite de cet exploit: Ce drame de
l'air où le soldat Jobelin trouva la mort ne
dépasse-t-il pas en horreur tout ce qui peut
être imaginé? Ne croirait-on pas, en lisant ces
lignes officielles, consulter le résumé d'une
nouvelle d'Edgar Poe? Le 24 juillet, le communiqué parlait
pour la première fois du héros: Le 31, au cours d'une reconnaissance de secteur, le remarquable pilote était blessé par un éclat d'obus, mais parvenait à rentrer au terrain. Il profitait de cet incident pour demander un avion de chasse à sa sortie de l'hôpital. Le 1er décembre, un avion attaqué par lui tombait désemparé, l'observateur tué, près de Tahure. Le lendemain, Delorme obligeait un autre à atterrir brusquement à Vaudesincourt. Le 20, nouveau succès et, le 21, cinquième victoire officielle : il atteignait trois avions ennemis à 10 kilomètres dans les lignes adverses. L'un d'eux piquait, vrillait et s'écrasait au sol près d'Orfeuil. Tel fut l'un des plus glorieux héros de cette guerre. Delorme nous a servi de transition parmi les as. Nous allons passer aux bombardiers. Ceux-ci sont rares qui ont les
honneurs du communiqué: à part Delorme, seuls ont
pris place sur le palmarès le commandant Happe,
les capitaines de Beauchamp, Daucourt et
l'adjudant Baron. Baron et de Beauchamp ne sont plus. L'adjudant Baron était un pilote admirable. C'était un spécialiste du vol nocturne. Un jour, le 12 octobre 1916, on commit l'imprudence de le laisser participer au bombardement diurne des usines Mauser à Oberndorf. Un obus de plein fouet l'atteignit. Il s'effondra dans l'espace. Depuis le 14 juillet 1916 jusqu'au jour de sa mort, il multiplia les exploits. Il s'envolait presque toujours seul avec un bombardier et allait porter au loin les ravages et la dévastation. C'est ainsi qu'il se rendit deux fois sur Rothveil et une fois sur Ludwigshafen. Un de ses passagers, le bombardier
Estève, avec lequel il accomplit plusieurs
prouesses, va nous donner le récit de l'une
d'elles: A ce
moment, le «plafond» est à 600 mètres et la couche
de nuages a au moins 700 mètres d'épaisseur. Nous
sommes forcés de monter en spirales, nous
faufilant à travers les rares et petites
éclaircies. Le Corsaire, ce jour-là, était content de nous et faisait citer l'équipage à l'ordre de l'armée. Plus tard, les journaux allemands avouèrent des pertes-qui ne manquèrent pas de nous flatter, car au tableau figurait, parmi les victimes, un commandant de batterie antiaérienne.» Ce récit donne une idée de l'audace de Baron et de ceux qu'il choisissait pour l'accompagner. Aussi ne peut-on que regretter davantage encore la disparition de ce grand bombardier, unique, semble-t-il, en son genre.
Une
autre perte irréparable fut celle que nous fîmes en
la personne du capitaine de Beauchamp. Éclectique
entre tous, ce héros excella dans toutes les
missions qui peuvent être accomplies en aviation. Le
capitaine de Beauchamp attaquait, le 15 avril
1915, le grand quartier général de Guillaume II à
Charleville et parvenait à y placer de façon si
efficace ses cinq obus que le lendemain
l'établissement impérial était reculé de 12
kilomètres. «Raid très
amusant et nullement dangereux, me disait-il à son
retour. Je l'ai fait jusqu'à Munich entre 25 et 50
mètres d'altitude. J'avais l'impression de monter
une voiture volante. Je suivais les routes, les
voies ferrées; je prenais les tournants. C'est
tout au plus si je ne m'arrêtais pas aux passages
à niveau. Et l'effroi des Munichois me voyant
arriver pour leur déjeuner I Je crois avoir fait
du bon travail, j'ai attendu de constater les
effets de mon attaque pour m'en aller. De Beauchamp était un phénomène d'héroïsme et de modestie, c'était une grande âme. Tous ceux qui l'ont connu le pleurent. Le 18 décembre 1916, parti en croisière pendant une attaque, le malheureux, attaqué à faible altitude par quatre Allemands, succombait sous le nombre. Il était tué d'une balle au front et tombait auprès des ruines du fort de Douaumont. Quelques
heures avant sa mort, comme s'il avait un
pressentiment, il envoyait à une amie ce billet: Il est des familles dont la destinée est tragique: de même que le sous-lieutenant Delorme avait eu son père décapité par un train pénétrant dans un tunnel, le capitaine de Beauchamp avait perdu sa mère dans l'incendie du bazar de Charité. Plusieurs
ouvrages seraient nécessaires pour rendre hommage
à tous nos héros disparus. A lui seul, sans aucune aide de qui que ce soit, par sa volonté, son énergie, son courage, il avait réussi à prouver la grandeur de sa conception. Ses voyages aux Indes, au Cambodge, au Tonkin, en Cochinchine, en Annam, son raid inoubliable du Caire à Khartoum et retour, soit 4.500 kilomètres au-dessus du désert, le rendirent célèbre. Lord Kitchener avait une profonde admiration pour lui. Je crois que cette affirmation dispense de tout autre éloge de la mémoire de ce jeune homme fin, distingué, dont l'âme était l'une des plus belles, des plus honnêtes qui puissent être imaginées. Pégoud,
avant la guerre, était populaire dans le monde
entier. Il était le créateur du vol acrobatique
qui sauva la vie de tant de pilotes, qui est la
base du combat aérien. Soldat, il fut peut-être
plus admirable encore. A une époque où les duels
dans les nues étaient pour ainsi dire inconnus, il
fut un précurseur et abattit une demi-douzaine
d'ennemis. Quelle que fût la mission qui lui était
confiée, il l'accomplissait toujours avec une
maestria proverbiale dans l'armée. Sans cesse à
l'affût des expéditions dangereuses, il faisait
preuve d'un éclectisme rare, aussi habile à
descendre à 150 mètres pour bombarder un objectif
ou faire une reconnaissance qu'à foncer sur
l'adversaire à 3.000 mètres. Marc Bonnier, que de nombreux raids, tels que celui de Paris au Caire, avaient placé parmi nos meilleurs pilotes civils, prit part à nos plus importantes opérations de bombardement, notamment aux raids sur Ludwigshafen et Carlsruhe. Il se tua en Russie où il était allé renforcer le contingent de nos alliés. Georges Boillot, roi du volant, vainqueur des Grands Prix de l'Automobile-Club de France de 1912 et 1913, vaincu en 1914 par l'Allemand Lautenschlager, a trouvé la mort également à la guerre. Mais auparavant il eut la satisfaction de prendre sa revanche. Automobiliste au début de la guerre, il avait bientôt demandé à entrer dans l'aviation, dont il avait été l'un des premiers brevetés aux temps héroïques. Il devint rapidement un virtuose de l'avion de chasse et, dès son arrivée au front, prouva qu'il serait dans les airs ce qu'il avait été sur les routes. Le 31 mars
1916, il remportait sa première victoire. Il me la
racontait dans une lettre: Quant à Brindejonc
des Moulinais qui, à la suite de ses fameux
raids au-dessus des capitales et de son voyage
Paris-Berlin-Varsovie dans la même journée,
s'était vu décerner la Légion d'honneur à vingt
ans, avant de partir au service militaire, il
trouva une mort tragique au cours d'une croisière.
Les causes de sa fin sont un peu mystérieuses.
Mais l'aviation a perdu en lui l'un de ses plus
remarquables, l'un de ses plus grands héros. « CHÈRE
MAMAN, Beaux
projets d'avenir; magnifiques châteauxd'Espagne
d'un adolescent, déjà homme depuis longtemps, un
soir d'été, dans l'embrasement du crépuscule, vous
vous êtes noyés dans du sang, le sang d'un grand
hérosi! Le 28 avril
1916, le sous-lieutenant Peretti effectuait une
croisière de chasse. Vers 5 heures 45 du soir, il
apercevait un Fokker biplace et se précipitait
vers lui. Il le tenait de très près et chacun de
ceux qui assistaient à la rencontre attendait
anxieusement la chute de l'ennemi, lorsque la
mitrailleuse du Français s'enraya. Ne pouvant plus
lutter, se trouvant en mauvaise posture, Peretti,
jouant le tout pour le tout, fonçait sur son
adversaire pour le précipiter dans le néant par un
abordage, mais ne pouvait y réussir et recevait
une balle dans les reins. Domptant la douleur, il
avait la force de revenir jusqu'à nos lignes et
essayait d'atterrir dans les plaines de la Meuse.
A environ 100 mètres du sol, il devait tomber
inanimé, car l'avion piquait brusquement et venait
s'écraser dans une prairie. Peretti était relevé
par des fantassins qui se trouvaient aux environs:
il était mort, nullement défiguré et, selon
l'expression de ceux qui le virent une dernière
fois, « conservant un sourire extraordinaire ». Parmi les
officiers aviateurs qui sont tombés pour la Patrie
en donnant l'exemple à leurs pilotes, nous
citerons notamment le capitaine Féquant,
observateur du sergent Niox, tué en
combattant un aviatik au retour d'un bombardement;
le capitaine Turin, victime de sa témérité
héroïque pendant un vol de liaison d'infanterie;
le capitaine Mandinaud, qui avait abattu
un zeppelin en Belgique et avait dû atterrir en
Hollande d'où il s'était évadé, abattu dans un
combat contre deux monoplans ennemis; le capitaine
Dubois, tué pendant une reconnaissance, et le
commandant Tricornot de Rose. Dès cette
époque, le lieutenant de Rose était considéré
comme un pilote d'une habileté remarquable.
C'était également un navigateur émérite. Il eut
beau avancer en grade, il resta fervent pilote.
Vint la guerre : comme chef d'escadrille, il donna
toujours l'exemple, et si son unité avait été mise à l'ordre
du jour avec citation de son nom dans le motif, on
n'aurait pas pu dire de lui qu'il recevait la
récompense du travail d'autrui. C'était un chef
qui payait de sa personne et se réservait les
missions périlleuses. Sa valeur le fit choisir
comme directeur de l'aviation d'une armée. Ces
fonctions absorbantes ne l'empêchèrent pas de
continuer à voler. Il ne faisait jamais la tournée
de ses escadrilles autrement qu'en avion et
souvent prenait part aux expéditions aériennes. Sa
mort fut une perte cruelle pour l'aviation : aussi
remarquable technicien qu'habile praticien, il
connaissait les possibilités du plus lourd que
l'air, il savait organiser, il savait ordonner. Il
possédait un ensemble de qualités extrêmement
rares. La place
nous manque pour rendre aux engagés volontaires
étrangers morts au champ d'honneur l'hommage
qu'ils méritent. Nous préférons ne citer que leurs
noms plutôt que de ne pas rendre à leur mémoire
d'une façon complète le pieux souvenir que
nécessite leur carrière glorieuse. Nous aurons
l'occasion de reparler d'eux. « Deux
balles seulement avaient atteint l'appareil, dont
l'une avait traversé le gouvernail et l'autre
percé le réservoir d'essence. David eut
la force de manifester son contentement et sa
fierté. Ses derniers mots furent: «Élie DUMOULY. » N'est-il pas joli ce délicat hommage du mécanicien à la mémoire de son chef et ne fait-il pas honneur autant à l'un qu'à l'autre? Nous terminerons cette série en rappelant la mort héroïque de deux équipages. C'était en
septembre 1915. Quelques jours avant l'attaque de
Champagne, le capitaine Sallier partait en
reconnaissance avec le lieutenant Le Gall comme
observateur. Il avait fait ample moisson de
renseignements, lorsqu'il rencontre un aviatik de
chasse. Il accepte le combat. Le lieutenant Le
Gallactionne la mitrailleuse, mais l'avion
français est bien peu maniable et l'ennemi joue
autour de lui, tout en déroulant ses bandes. Il y
a des balles explosives. L'une d'elles crève le
réservoir d'essence, enflamme le liquide. Et c'est alors une torsade de feu qui tombe vers le sol : les victimes entraînent dans le néant leur vainqueur. C'est ainsi qu'on sait mourir dans l'aviation française. Jacques
MORTANE. Quelques
Souvenirs... Quelques Impressions...
Vraiment,
je me trouve assez gêné de l'honneur qui m'est
fait de commencer ces récits, car, si en son temps
je fis de mon mieux pour la défense de la Patrie,
depuis, tant de mes camarades se battirent si
vaillamment qu'on peut dire que leur tâche
quotidienne est faite d'exploits auprès desquels
mes quelques combats paraissent bien pâles!
Cependant, tout en glorifiant nos « as » actuels
comme ils le méritent, il serait injuste de ne pas
rendre hommage aux pionniers de la guerre
aérienne, à ceux de la vieille école, qui, avec un
matériel et des moyens de fortune, surent préparer
et ouvrir aux héros du jour le chemin de la
gloire. Je montai ma carabine sur un autre appareil et lui adjoignis une vieille mitrailleuse Hotchkiss délaissée par Pégoud, qui trouvait son fonctionnement par trop aléatoire. Flanqué de cet attirail plus encombrant que dangereux, je provoquai le Fritz du secteur (le même qui m'avait mis à mal deux jours avant) en un combat singulier. Singulier, il le fut en effet, car dans une ronde infernale, l'un cherchantà passer derrière l'autre, voire en dessous pour tirer, ma mitrailleuse tirant en l'air par-dessus l'hélice, nous descendîmes de 2.500 mètres à 800 avec tous les gaz pour nous gagner de vitesse. Dès les premiers coups de feu, ma mitrailleuse-ferraille s'était enrayée et après quelques essais infructueux je l'avais abandonnée pour me servir de la carabine, qui, elle, tirait vers le bas. Je devais faire des prodiges pour viser au bon endroit, car mon adversaire était pour le moins aussi habile que moi et je ne devais ma supériorité de manœuvre qu'à la plus grande maniabilité de mon avion. Chaque fois qu'un chargeur était vide — et quatre cartouches sont si vite tirées! — je m'écartais pour en mettre un autre pendant que mon antagoniste en faisait autant, ayant, lui aussi, probablement fort à faire pour remplacer ses bandes de mitrailleuse, Puis nous nous précipitions à nouveau l'un sur l'autre, sans penser à autre chose qu'à bien viser et sans tenir compte des chocs alarmants que faisaient les balles en rencontrant les parties métalliques de nos fragiles montures. Nous renouvelâmes ce manège neuf fois, jusqu'à épuisement de nos munitions, car, pour une cartouche que je tirais, l'Allemand devait bien m'en envoyer vingt ou trente des siennes. En fin de compte, nous partîmes chacun de notre côté avec nos trous. J'en comptais vingt-six dans mon appareil. Ma place seule avait été épargnée. à 3 centimètres près. L'issue des balles avait même fait éclater un pneu, ce qui m'avait donné une forte émotion. J'avais cru qu'un coup de canon venait de m'atteindre. C'est de ce combat que j'ai gardé le souvenir le plus précis, parce qu'il fut pour moi le plus émouvant. Quelques jours après, j'entrais en possession de mon avion le Vengeur, à mitrailleuse fixe tirant à travers l'hélice, système Garros, et je pouvais enfin me battre avec le sentiment de mon entière supériorité. Ce fut ma plus grande satisfaction de guerrier. Je ne pus malheureusement pas en jouir longtemps. Dix jours après ma quatrième et dernière victoire, j'étais envoyé le 27 juin 1945 à Friedrichshafen pour bombarder les hangars à zeppelins, et, au retour de cette mission, une panne stupide (robinet de pression dévissé et perdu) m'obligeait à atterrir en Suisse, où je fus fait prisonnier. Mon internement dura onze mois, au cours desquels je m'évadai trois fois. De ma détention et de mes évasions, je ne peux rien dire encore, le moment n'étant pas venu d'en parler ici, ni de mettre au clair bien des événements qui s'y rapportent, entre autres les raisons de mon retour en Suisse après ma première évasion. Mais la joie que je ressentis le 1er juin dernier en mettant le pied sur le sol français et l'accueil qui me fut fait à Paris lors de la troisième et dernière évasion me récompensèrent largement des peines que j'avais endurées. Je fus quelque peu stupéfait, à mon retour, de constater les immenses progrès faits en un an dans l'aviation en général et dans l'aviation lourde en particulier. Des conditions qui paraissaient irréalisables auparavant étaient devenues possibles, et je voyais voler des engins qui étaient à l'aéroplane ce qu'est le tank à l'automobile. Bref, je me trouvais complètement dépaysé et il me fallut quelque temps pour me familiariser avec les nouvelles conceptions qui laissaient loin derrière elles tout ce que je connaissais du plus lourd que l'air. De même je pus constater combien la question si importante de l'armement avait été perfectionnée sous l'impulsion éclairée de spécialistes éminents. L'aviation de bombardement, explosifs et engins, en enfance au moment de ma captivité, s'était développée, elle aussi, au delà de toutes prévisions. J'aurais bien voulu me rendre compte au front des qualités de ces nouveaux avions. Malheureusement une grave affection de l'ouïe, dont l'origine remonte à une chute que je fis en 1911 et que le manque de soins en captivité a fait empirer, m'empêche momentanément de monter assez haut pour chasser le Boche. Mais il ne manque pas de tâches qui, pour être moins glorieuses, n'en sont pas moins utiles à la défense de la Patrie. En ce moment j'essaye de nouveaux moteurs qui permettront à mes camarades d'aller toujours plus haut, toujours plus loin, toujours plus vite combattre l'ennemi, en attendant que mon plus cher désir se réalise : celui d'être en mesure de me trouver à leurs côtés pour la finale du match engagé entre notre Cocarde tricolore et leur Croix de fer 1 Sous-lieutenant Eugène GILBERT. Paris,
5 mars 1917. L'As!
Parler de moi! Ah! non. Il en est un autre qui doit passer avant et qui est notre maître à tous, c'est Guynemer. Je peux lui consacrer ce chapitre sans crainte de faire double emploi, car ce n'est certes pas lui qui viendrait raconter ses prouesses. Dire comment il triomphe des Boches, à quoi bon? Il les abat en série. Je préfère vous narrer quelques-uns de ses «coups durs». Il ne faut pas croire, en effet, que ce héros auquel la chance semble sourire si souvent soit un de ses favoris. Non! S'il gagne à la loterie, c'est grâce à son tempérament ardent en même temps que prudent, à son extrême habileté, à sa fougue, à son adresse, à son courage inégalables. Il tient l'air pendant cinq ou six heures dans la même journée. Jamais il ne se repose tant qu'il y a du Boche dans l'air. Je donnerai un exemple de sa précision en rappelant qu'au cours d'un combat il tua d'une balle le pilote et de l'autre l'observateur. Deux cartouches, c'est tout, descendez! Une autre fois, un seul projectile lui suffit pour expédier au sol un avion ennemi! Sa fougue! Il tire à bout portant, si bien qu'un jour il heurta son adversaire et brisa le bout de son aile contre l'aile de l'autre. En une autre circonstance, sa mitrailleuse s'étant enrayée au cours d'un combat contre un bi-fuselage, il se contenta de se placer à quelques centimètres dessous, entre les deux fuselages, annihilant ainsi la riposte de l'ennemi. Évidemment, de tels récits peuvent sembler tout naturels au profane qui ne sait pas en quoi consistent les rencontres de l'air; mais au connaisseur, à celui qui y a passé, ils donnent le frisson. Oh! oui. Cette admirable figure de combattant force le respect partout où elle passe. Un jour, à Tilleloy, Guynemer triomphe d'un Boche dans des conditions... enfin, à la Guynemer, c'est tout dire. Le vainqueur, qui était alors sous-lieutenant, veut atterrir à côté des débris du vaincu. Un capitaine d'artillerie, qui a assisté aux diverses phases du drame, arrive. Il tient à serrer les mains du pilote, lui fait présenter les armes, découd ses galons, les lui donne et lui fait promettre que les premiers galons de capitaine qu'il portera seront les siens. Et pourtant, quoique très aimé, Guynemer ne jouit pas auprès du grand public de la popularité reconnaissante qu'il mérite. Cela rappelle un peu l'époque d'avant-guerre où Védrines était beaucoup plus vanté que Garros. Ce sont là les petites injustices de la foule qui étonnent, restent mystérieuses et ne diminuent d'ailleurs nullement la valeur de celui qui en est victime. Dès ses débuts en escadrille, Guynemer prouva son courage afin de s'imposer. Un jour, parti en mission photographique avec un capitaine comme observateur, il tint à honneur de ne pas faire le moindre crochet pour éviter les canons ennemis qui tiraient avec empressement et envoyaient à son adresse plus de mille obus. Au contraire, il demanda à son passager, la reconnaissance terminée, de prendre quelques clichés des projectiles éclatant autour de l'avion, afin de conserver un souvenir palpable de cette randonnée. Puis il descendit en spirales serrées au-dessus de l'une des batteries spéciales pour prouver qu'il n'avait pas peur. L'observateur le croyait devenu subitement fou ! Non, mais Guynemer avait souffert de l'air protecteur qui l'avait accueilli à l'escadrille à cause de sa jeunesse. Il tenait à montrer ce qu'il était. L'expérience réussit. L'as des as a triomphé de nombreuses fois, mais ce ne fut pas toujours sans mal et il fut descendu à plusieurs reprises. Un jour, il reçut deux balles dans le bras et ne dut le salut qu'à sa merveilleuse présence d'esprit. C'était à Verdun, le 13 mars 1916 : son parebrise avait été traversé de vingt-deux trous et, outre les projectiles du bras, Guynemer eut le visage criblé d'éclats. Tous furent extraits, sauf un à la mâchoire. Rappeler tous les «coups durs» du héros est une besogne considérable. Je me contenterai de donner le récit de l'un des plus tragiques, qui devait inévitablement lui coûter la vie et qui se termina comme un véritable conte de fées. Il est vrai, ne l'oublions point, que Guynemer est né une nuit de Noël, il n'y a pas longtemps : en 1894! C'était le 23 septembre 1916. Le communiqué reconnaissait qu'il avait, ce jour-là, abattu ses dix-septième et dix-huitième avions. Or, un troisième, non homologué, était tombé également sous les coups de l'as. Avisant un de ses camarades aux prises avec cinq ennemis, le pilote, alors sous-lieutenant, s'était précipité au milieu du groupe. Deux Boches
s'écartaient en le voyant arriver. L'autre
Français était dégagé et Guynemer commençait son
travail. Tel un géant armé d'une énorme hache
taillerait en pièces un régiment de Lilliputiens,
il tirait quelques balles de mitrailleuse et, coup
sur coup, en moins de trente secondes, selon lui,
il expédiait au sol deux adversaires en flammes.
Le temps de reprendre un peu d'altitude pour
rejoindre le troisième en fuite, et deux minutes
ne s'étaient pas écoulées que celui-ci recevait
une décharge : à la seconde balle, il explosait en
l'air pour. tomber pulvérisé. Le chronométrage
exact de l'exploit était le suivant: Les temps sont certifiés par Je héros lui-même. C'est ce que nous appellerons l'œuf à la coque à la Guynemer : vous mettez un œuf dans l'eau bouillante, vous attendez que Guynemer ait abattu trois ennemis, vous retirez l'œuf. Il est à point! Toute médaille a son revers et il s'en fallut de peu que ce vol ne se terminât mal pour noire glorieux pilote. De ses 3.000 mètres, il contemplait le champ de bataille où il venait de triompher à nouveau, scrutait l'horizon pour observer s'il n'allait pas pouvoir allonger la série, lorsque soudain un obus éclatait de plein fouet dans une de ses ailes. Le frêle oiseau semblait blessé à mort. L'aile gauche était déchiquetée : la toile flottait au vent, se déchirait davantage. Et l'avion tombait, s'effondrait, s'écroulait dans le vide. De 3.000 jusqu'à 1.600 mètres, c'était la vrille la plus épouvantable qu'on puisse imaginer. « Je me sentis perdu, nous déclara Guynemer, et la seule chose que je demandais à Dieu, c'était de ne pas me laisser tomber en territoire ennemi. Ça, jamais I Ils auraient été trop contents. Mais j'étais incapable de manifester ma volonté, mon appareil se refusant à obéir. « A 1.600 mètres, je voulus quand même lutter. Le vent m'avait repoussé jusque dans nos lignes. Je songeais déjà à mon enterrement, avec des camarades sympathiques derrière ma dépouille. Je n'avais plus à craindre les casques à pointe! Je sentais, malgré tout, que c'était la mort et c'est une pensée peu agréable. « La chute continuait. Les commandes ne répondaient pas à mes efforts. J'avais beau manœuvrer, pousser, tirer, je n'obtenais rien. Le bolide ne ralentissait pas. J'étais attiré invinciblement vers le sol où j'allais m'écraser. « Le voici! Un dernier geste brutal, mais vain, je ferme les yeux, je vois la terre, je me fiche dans un terrain à 180 à l'heure, en pylône. Un craquement, une commotion. Je rouvre les yeux : je n'ai rien ! Comment suis-je encore vivant? Je crois que ce sont les bretelles qui me tenaient à mon siège qui m'ont sauvé. Par contre, elles étaient incrustées dans mes épaules. Je ne leur en veux pas; sans elles, je serais mort! » Vite, Guynemer allait rechercher un avion pour remplacer celui qui avait été ainsi démoli et, dès son retour, il continuait à totaliser, comme s'il n'avait jamais serré la main à la mort. en passant. Sous-lieutenant
D... Dans les
Filets de l'Ennemi Au moment de la bataille de Charleroi, le 19 août 1914, deux officiers avaient été chargés d'accomplir une reconnaissance pour se rendre compte de la situation des troupes allemandes dans la région est de Namur, où la Meuse quitte la direction sud-nord pour prendre celle de l'ouest à l'est. Nous ignorions sur quelle rive se trouvait l'ennemi. L'avion partait dès le point du jour. Tout se passait normalement, la moisson des renseignements était fructueuse, les deux camarades prenaient le chemin du retour lorsque, arrivés au-dessus de Ciney, embranchement important de voies ferrées défendu par une nombreuse artillerie, un ouragan de mitraille cherchait à abattre l'indiscret témoin. Peu à peu, les obus se rapprochaient, le tir devenait plus précis, et, soudain, un éclat atteignait le moteur et coupait la canalisation d'essence. C'est l'arrêt complet, net, et le vol plané commence. L'appareil est à 1.800 mètres d'altitude; il ne saurait être question d'aller atterrir dans les lignes françaises. Une émotion douloureuse étreint les deux officiers, qui voient la guerre finie pour eux au bout de seize jours. Ils vont se poser et être arrêtés, à moins que la chance ne s'en mêle. Mais il
faut aider la chance : la volonté, l'énergie du
pilote, conseillé par l'observateur, vont tenter
de la faire tourner de leur côté. Les deux aviateurs optent pour la seconde solution. Ils se hâtent de jeter tout ce qui peut retarder leur fuite ; ils n'emportent que leurs armes et leurs papiers et se sauvent, car le pays est infesté de troupes qu'ils ont aperçues. Avant peu leur cachette sera découverte. Ils s'enfoncent dans le bois contre lequel ils se sont posés. Ils n'ont pas fait 3o mètres que retentit le bruit de chevaux qui approchent. Ils se jettent dans un fourré et restent immobiles. A quelques
mètres d'eux passent des cuirassiers blancs,
patrouillant pour trouver les voyageurs de l'air.
Les « hoch », les « hurrah », qui remplissent
l'air, prouvent que les cavaliers retrouvent le
malheureux oiseau. Le lieutenant et le capitaine
retiennent leur respiration, commandent à leur
volonté pour ne pas abattre ces individus qu'ils
ont à leur portée et qui crient sans cesse: Du buisson
où ils se terrent, à travers les feuilles, ils
risquent un œil et observent un cantonnement
allemand où les soldats vont, viennent, lavent le
linge, portent les vivres sous les yeux d'une si
belle proie. Dans la journée l'état-major ayant
été prévenu, c'est un défilé ininterrompu
d'automobiles qui transportent des officiers
avides d'admirer de près le premier avion français
tombé aux mains de l'ennemi. Le passager
travaille sur les cartes pour chercher le chemin
le plus court et le plus facile afin de regagner
les lignes. Avant de sortir de leur tanière, ils
attendront la nuit noire. Comme elle est longue à
venir! Auparavant, ils tiennent un conseil de
guerre émouvant: l'un est pressé de partir,
l'autre trouve qu'il fait encore un peu clair.
Enfin, à la faveur des ténèbres, ils sortent à pas
de loup, mais ont peine à se tenir debout, tant
ils sont moulus, courbaturés, rompus. Le sol est
mou, glaiseux, amortissant les pas. Là, c'est
une marche à quatre pattes. Oui, mais
comment sortir du caniveau? Au bout d'un instant,
un officier arrive sur la route. Le « Wer da? »
retentit encore. Le chef, en guise de mot, répond
par des injures. Pilote et observateur sont sauvés, bien sauvés. Hirsutes, sales, ressemblant à de véritables tas de boue, ils se présentent à un commandant de territoriale qui les prend pour des espions, les fait arrêter et conduire au corps de garde. Ils achèvent la nuit sur une litière qui leur semble délicieuse. Au petit jour, on vient les reconnaître et on les ramène en automobile à l'escadrille, où on n'espérait plus les revoir. Le lendemain, ils reprenaient leur service. Mais le pilote restait plongé dans une profonde affliction: Gédéon, le petit singe porte-bonheur qu'il avait sur son avion, le pauvre Gédéon était resté à l'ennemi. Il ne le verrait plus. L'animal s'était fait « embocher ».
Je ne parlerai pas du premier bombardement nocturne de Metz le 3o décembre 1914, je ne parlerai pas du train qu'une de mes bombes eut la chance de couper en deux à Arnaville, je ne parlerai pas davantage de ma descente avec un obus de 155 accroché à mon train d'atterrissage, non, de tous mes souvenirs, souvenirs cuisants puisque l'un d'eux se rapporte à un accident qui m'a laissé boiteux après combien de mois passés dans les hôpitaux avec des poids au bout de la jambe, telles les pendules de campagne, de tous mes souvenirs, dis-je, ceux qui me semblent les plus curieux, étant donné les progrès accomplis à tous les points de vue, sont ceux qui se rapportent aux débuts de la campagne. Lorsque la guerre éclata, je fus mobilisé à Dijon. Le samedi 8 août, on m'envoyait à Belfort avec d'autres pilotes pour évacuer les appareils inutiles là-bas. C'était au moment de la première prise de Mulhouse. Je retrouvais les anciens camarades : ce pauvre Caron, qui était malade, et qui fut la première victime d'un combat aérien; Sadi Lecointe, qui avait ramené la veille son observateur, un capitaine, avec une balle dans la cuisse. C'était le temps où l'on faisait les reconnaissances à 1.200 mètres. L'officier eut la Légion d'honneur, Sadi Lecointe attendit un an une modeste citation. Il y avait alors à Belfort la BI 3 et la BI 10, douze pilotes: Münch, Caron, Trétarre, Courrières, tués; Thoret, prisonnier; Bellemois, Gouriez, Marcel Boucher, devenus chefs d'escadrille ; Garde, Durand, puis le capitaine Zarapoff, retourné dans l'artillerie; et enfin Madon, prisonnier en Suisse avant de devenir un as. Je ne garde aucun souvenir spécial des deux jours passés là-bas. J'en repartis le lundi, à bord d'un monoplace, pour rejoindre Dijon. A la même heure, la BI 10 s'envolait pour les environs de Mulhouse, sur un ordre du général Bonneau, et manquait de peu de s'y faire capturer. L'ordre ne régnait guère à cette époque et les avions étaient considérés un peu comme les parents pauvres de l'armée. Quand on pensait à eux, il était trop tôt ou trop tard? Rien de saillant jusqu'à l'histoire du camp de Châlons ! Un matin, à onze heures, fin août, le capitaine du centre me fait appeler. Il tenait un télégramme à la main : « Il y a un appareil Blériot (biplace 80 ch.) à aller chercher au camp de Châlons. Comme c'est un peu pressé et que les communications sont lentes en chemin de fer, on va vous donner une auto pour vous y mener ainsi que votre mécanicien. Déjeunez tout de suite et vous partirez à midi. » Oh ! quelle joie d'aller là où l'action semblait engagée! C'était au moment où les communiqués étaient si vagues. On sentait que les affaires ne tournaient pas à notre avantage, on n'avait aucune précision sur la marche de l'ennemi. C'était aussi l'époque où on s'imaginait que la guerre ne durerait que quelques mois. Nous tous, pilotes de réserve à Dijon, nous n'avions qu'un désir: marcher; qu'une peur : arriver au front trop tard. J'en souffrais plus que les autres, car, ayant fait partie de la BI 3 que je n'avais quittée qu'à ma libération, j'aurais voulu y reprendre ma place dès la déclaration de guerre et voler avec mes camarades. J'avais si souvent évolué le long de la frontière et vu de loin le Rhin que je les enviais de voler librement au-dessus de l'Alsace. Lorsqu'en mai 1915 je revins dans cette région et que, pour la première fois, je franchis le Rhin, je revécus les émotions que durent éprouver ceux qui, dans les premiers jours d'août, firent les reconnaissances d'Alsace. Ce départ
pour Châlons était donc une joie. Le village
de la Veuve : une place remplie d'autobus, des
soldats partout. Nous prenons la route de
Mourmelon ; à la sortie du village, une compagnie
d'infanterie est abritée contre un mur, les
faisceaux sont formés.Plus loin, une cinquantaine
de soldats de toutes armes: cavaliers, biffins,
zouaves. Certains sont blessés ! Nous passons, car
nous ne sommes pas là pour causer. Le passage à
niveau avant le camp. Un train est là: vieille
locomotive, vieux wagons chargés de voitures de
livraisons de l'Est.Un employé me dit que c'est un
des derniers trains, venant du côté des Ardennes.
On a pu enlever tout le matériel.Je le décide à
couper le train pour nous laisser passer. Le soir
tombe. Là-bas, les hangars d'aviation. Nous
approchons. Aucune animation. Bizarre? Nous
entrons dans le centre : personne? Étrange?
Bientôt, je vois sortir d'un hangar avec
précaution un sapeur armé d'un mousqueton : c'est
une chose un peu étonnante pour qui connaît les
centres d'aviation. Ce brave
m'avait l'air un peu affolé, de même que les
autres sapeurs qui étaient restés avec lui. Je le
laissai à ses inquiétudes, car nous aussi étions à
court d'essence. Nous découvrons les restes du
pauvre Blériot tout neuf que tant de pilotes
étaient venus chercher de tous les coins de
France. Nous crevons les réservoirs et faisons le
plein. A Châlons,
je trouve le capitaine D... à qui je rends compte
de ce qui se passe: il est très étonné de nous
voir revenir indemnes! L'aspect du terrain de
manœuvres est celui d'une grande foire : les
hommes campent à la belle étoile; c'est un
fouillis d'autos, d'appareils entiers et de
fuselages. Il y a même un Taube abattu la veille
près de Suippes. Quant à nous qui l'avions échappé belle, à quelques heures près, nous repartions pour Dijon. A neuf heures du soir, nous arrivions dans une ferme à Sommesou pour y dîner et y camper jusqu'au lendemain, la circulation étant pour ainsi dire impossible la nuit, à cause des nombreux barrages. Je me souviens avec émotion des braves gens qui nous reçurent... Quelques jours après, à la suite de la bataille de la Marne, nous avancions. J'eus à mener un avion à Fagnières, près de Châlons. Je revis cette hospitalière maison : des murs calcinés, tout autour des tombes, c'est tout ce qui restait ! Et je me suis toujours demandé ce qu'était devenu le détachement de Mourmelon. Sergent BL...
C'était
pendant la retraite de Belgique. J'avais été
envoyé à Paris pour chercher un tracteur, le mien
ayant été démoli. Je revenais, avec deux jours de
retard sur mon escadrille, que je devais rejoindre
à un endroit qui m'avait été désigné. Mais, à ce
momentlà, le front avait des fluctuations rapides,
J'étais donc à la recherche de la R 15, avec deux
chauffeurs qui avaient pris place à mes côtés. Sur cette
espérance, je reprends le volant et, vite, je
m'élance sur la route. Je n'avais pas fait plus de
3 kilomètres, lorsque j'aperçois à l'horizon un
régiment qui se dirige de mon côté. Quelle chance!
Je vais peut-être recueillir des renseignements
précieux, car il n'est pas très agréable d'user
ainsi les routes à l'aveuglette. Je mets tous les
gaz, puis je distingue bientôt des cavaliers
habillés en kaki. Sûrement ce sont des Anglais,
signalés dans ces parages. Dans leurs patrouilles,
ils ont dû voir mon escadrille. Je ralentis pour
ne pas faire trop de poussière à ces pauvres
malheureux, qui manœuvrent du matin au soir et
souvent toute la nuit. Intérieurement je compatis
à leur malheur. * * * En marches, contre-marches, retraite, je fis plus de 5oo kilomètres pendant tout le temps que je fus avec les chasseurs à pied. Je me souviens de l'allégresse des Allemands et de leurs « Hoch I Hoch ! » d'enthousiasme, lorsque fut passée à Soissons la première plaque indiquant Paris avec deux chiffres seulement : « Soissons-Paris, go kilomètres. » Je ne partageais pas cette joie, certes non, mais ne perdais pas confiance et répétais inlassablement à ceux de mes compagnons qui parlaient français: «Vous n'arriverez jamais à Paris!» Cette conviction ne m'attira aucun désagrément. Peut-être me prenaient-ils pour un fou. Toujours est-il que je discutais avec eux, sans que la conversation dégénérât en dispute. Nous ne connaissions rien de la guerre. Nous savions que les Allemands avançaient. Les chefs leur affirmaient qu'ils prendraient un repos bien gagné à Paris, qu'ils n'avaient rien à craindre, que les Français ne résistaient même pas. En un mot, une vraie promenade de santé, mais une promenade terriblement fatigante, surtout pour un soldat habitué, comme moi, à aller en automobile et non à pied. C'est à Montmirail que, pour la première fois, les troupes s'aperçurent que cela n'allait plus. A mon tour de manifester ma joie. Ordre de plier bagages, affolement des officiers, désespoir des hommes. Un champ d'aviation est installé près de la ville: à huit heures du soir, dans l'obscurité, en toute hâte, les appareils s'envolent, le train roulant s'enfuit. Nous quittons Montmirail à sept heures pour Champaubert. Il y a 17 kilomètres. Nous les parcourons en six heures et n'arrivons qu'à une heure du matin, nous perdant continuellement. Je ne reconnaissais plus les officiers habitués à nous diriger avec la désinvolture magistrale de cantonniers sachant tous les chemins, raccourcis, sentiers. On voyait qu'ils avaient été plus souvent en France qu'en Allemagne, mais, ce soir-là, l'évanouissement de leur rêve leur faisait perdre la tête et ils ne savaient plus s'orienter. A ce
moment, on jugea prudent de me joindre à un convoi
de prisonniers : jusqu'alors j'avais été considéré
comme faisant partie du régiment de chasseurs à
pied, quoique surveillé soigneusement. Adjudant
FRÉVILLE.
«Vous
voulez une histoire de zeppelins, me dit le
sous-lieutenant P..., en voici une qui m'est
arrivée.» —Et
cela ne vous a pas guéri de vos facéties
acrobatiques quand vous rencontrez des camarades
en l'air? Capitaine
aviateur JOLAIN (tué au champ d'honneur).
Octobre 1914 Je ne cherche
pas à dissimuler que les obus ennemis nous font
passer de désagréables moments. Entendre
l'éclatement, malgré le bruit du moteur, voir le
nuage blanc se former, sentir le remous qui
résulte du déplacement de l'air, tout cela donne
un singulier frisson, auquel on a peine à
s'habituer, surtout quand on est seul à bord. Je me
contenterai de citer deux exemples pour mieux
faire comprendre les sensations de l'aviateur de
reconnaissance. A Altkirch,
l'altimètre marque 1.600 mètres. Nous sommes hors
de la portée des balles. Nous faisons route vers
la forêt de Hardt, mais, une fois en vue de
Mulhouse, nous obliquons à droite pour surveiller
la voie qui va de cette ville à Bâle. Pas de
trains. Nous sommes bientôt en vue de Bâle, que
nous n'avons garde de survoler, puisque c'est une
ville suisse. Nous tournons un certain temps et,
de nos 1900 mètres,
nous voyons fort bien le trafic qui s'effectue
dans les gares. Notre vengeance fut simple: nous indiquâmes aux nôtres la position des batteries ennemies. Le tir fut réglé et, après vingt trois coups, elles étaient réduites au silence. Sergent L... (devenu lieutenant).
Je venais
d'arriver à la cote 116, dans ma voiture de chef
d'escadrille, et je donnais le coup d'œil du
maître. Malédiction ! Je me tourne à demi, hurlant des imprécations dans le bruit du moteur contre cet affolé de B... C'est trop tôt d'une minute. Maladroit! Mais la bataille étant engagée, il faut la soutenir. « En avant!
» Et, d'un coup brusque, je mets tout le palonnier
et tout le gauchissement à gauche et nous voilà
descendant à une vitesse vertigineuse sur le dos
de l'adversaire. « Ta ta ta ta. » Ah ! ouiche !
C'est raté quand même. Nous sommes trop loin et il
nous gagne. « Ta ta ta ta. » L'animal ! Raté,
encore raté! Je jure comme un païen. « Ta ta ta
ta. » Oui, tire toujours ! C'était bien la peine
de dépenser tout cet art dans la manœuvre 1 Ma
fureur ne. Mais quoi donc! Que se passe-t-il? Le
voilà qui se met en plongée verticale: «Il est
touché! il tombe!... » Capitaine J...
29 mars 1915. Ma
chère Maman, 8 heures
25. - L'altimètre marque 2.100. 8 heures
40. Est-ce un
biplan? Il me semble, mais je ne suis pas sûr. Il
est trop de profil. Il marche en plein vers le
nord-ouest. Il ne paraît pas s'être aperçu de
notre présence, ou du moins s'en inquiéter. Il
doit être français. Il ne nous
a pas vus. Gigantesque oiseau de proie, aux ailes
jaunes, marqué de croix de Malte, il glisse
majestueux, sinistre et mystérieux. Je vois
nettement le pilote un peu en arrière des plans.
Il nous tourne le dos, habillé de cuir noir qui
brille au soleil. L'observateur est plus en avant,
invisible pour le moment, caché par le plan
supérieur. Mais que
pense mon pilote? J'éprouve le besoin de
communiquer avec lui et je crie: 9 heures. — Nous repassons les lignes à 1300 mètres sous une avalanche d'obus qui éclatent, ma foi! bien près de nous, comme d'énormes flocons blancs. Bien entendu nous sommes manqués, comme de juste. Aucune émotion. Nous avons l'habitude. Chaque jour nous leur servons de cible. 10
heures 15. — Après avoir pris les
photographies demandées, nous venons d'atterrir à
notre champ d'aviation. Ma chère maman, n'ayez pas trop peur en lisant ce récit authentique dans le plus infime de ses détails (et ils n'y sont pas tous!). Mais je tenais à le laisser par écrit. Franchement il en valait la peine. Je pense (sans chercher à me défendre d'un sentiment d'orgueil) aux pâles combats ridicules des personnages d'Homère. Je me suis battu à 2.300 mètres d'altitude, face à face à 10 mètres avec un ennemi. Franchement, j'en suis fier ! Lieutenant
Cu...
Il est
exact de dire que les collisions aériennes
volontaires ne peuvent être considérées comme
pratiquement utiles ou nécessaires que dans des
circonstances spéciales. Elles peuvent parfois
être envisagées, mais très exceptionnellement,
comme un devoir. Il faut voir là, en effet, en se
plaçant au point de vue de la défense du pays, le
résultat pratique, mais il ne s'agit nullement de
sacrifier son appareil, sa vie qui peut être
précieuse, pour avoir la gloire d'abattre un
appareil allemand. Il rentrait
d'un bombardement de nuit effectué sur sa demande.
Ils étaient encore rares à cette époque les vols
nocturnes! R...
Le 27
décembre 1915, je suis désigna avec le lieutenant
Richelieu, tué depuis dans un combat à Verdun,
pour accomplir, au-dessus des Vosges, une
surveillance de la région de
l'Hartmannswillerkopf, en liaison avec la
division. Après l'essai du moteur qui tourne à 860
tours et de nombreuses recommandations du chef
d'escadrille, auquel on a signalé un fort vent
d'ouest, nous prenons l'air à 14 heures. Oui, mais
c'est au tour d'une autre série d'inquiétudes. Il
y a 2 heures 3o que nous tenons l'air, et mon
mécanicien m'a dit n'avoir mis que pour trois
heures d'essence dans le réservoir. De plus, le
jour a baissé. On n'y voit presque plus. Je tiens
conseil avec le lieutenant Richelieu et nous
décidons de nous poser sur le prochain terrain. Moins d'un
mois après, le 23 janvier 1916, nouvelles
émotions. Je pars, avec le lieutenant Dalsace
comme observateur, pour régler du 155 sur une
batterie lourde ennemie casematée, située dans le
secteur sud de la Haute-Alsace. Le 21
février, autre épreuve. Je partais pour une
mission photographique avec le lieutenant
Vernillat, blessé très grièvement depuis dans un
combat aérien. Nous devions rapporter des clichés.
Nous étions en train de prendre le dernier,
lorsque tout à coup j'aperçus un avion qui se
hâtait vers nous. Il était encore loin et je n'y
prêtais qu'une attention relative. Je pensai que
ce devait être un Nieuport qui venait
d'accompagner à Mulheim le groupe de bombardement
du capitaine Happe. Quelques jours après, c'était l'attaque de Deppois où je survolais les lignes presque à ras du sol; puis c'était Verdun, et là, terrassé par la maladie, j'étais obligé de me faire évacuer et de demander ma radiation momentanée du personnel navigant. Sergent
D... L'histoire
se passa le 12 août 1915 quatre
heures trente de l'après-midi. La secousse
avait été si violente que la plupart des cordes à
piano qui maintiennent l'assemblage de la cellule
avaient éclaté. Par miracle la principale avait
cédé, s'était étirée, sans se rompre. Vous dire qu'après cette aventure, je retournai sur les lignes le cœur léger serait une gasconnade. Lorsque, quelques jours plus tard, sur un nouvel appareil, — l'autre est exposé aux Invalides, — je traversai nos tranchées, lorsque je me revis environné par les gros flocons blancs jaunâtres qui cherchaient à m'atteindre, des sueurs froides, je l'avoue, me couraient le long du dos. J'ai oublié depuis ces sensations délicates. Je retourne au front sur avion de chasse et suis anxieux de savoir si, à la vue des crapouillots, je resterai insensible ou s'il faudra que je recoure à toute ma volonté pour passer toujours et quand même. Adjudant
D...
Jeune
pilote de la classe 16, j'étais arrivé depuis peu
à l'escadrille que commandait le regretté héros,
le capitaine Quillien. Je m'étais vu
affecter un biplan Nieuport 110 chevaux
et avec un tel engin j'espérais vite prendre place
parmi les as. Mon passager habituel était le
maréchal des logis Courtel. D'autres projectiles arrêtent mon moteur et coupent trois des quatre câbles qui maintiennent le plan gauche. Aussitôt mon avion se met à tourner à gauche désespérément comme un cheval de cirque. Je souffrais le martyre. Ma pauvre jambe ballottait et je ne pouvais nullement l'employer pour diriger mon appareil. Elle était comme morte. Mais quelle douleur je ressentais ! Comment faire pour me sortir de cette espèce de vrille à plat qui commençait à devenir singulièrement redoutable ? Il n'y avait pas à hésiter. Un seul parti me restait. Je me penchai pour attraper le palonnier avec la main gauche et le tirer à moi tandis que je maintenais mon manche à balai complètement à droite. Cette espèce d'acrobatie, qui semble plutôt appartenir au répertoire des contorsionnistes de music-hall, était rendue particulièrement pénible pour ma jambe qui ne pouvait me servir à rien, mais s'ingéniait à me rappeler dans quel triste état elle se trouvait. Au bout de
quelques secondes qui me parurent des siècles, car
je commençais à être à bout de force et je
craignais la syncope, je sentis mon avion qui se
décidait à tourner et à se redresser. Je me
mettais vite face à nos tranchées et... à Dieu
vat! La médaille militaire adoucissait mes premiers jours d'hôpital! Hélas! je ne pensais pas être touché aussi gravement. J'espérais aller me venger quelques semaines après. Or, des mois interminables se sont écoulés. Ma
jambe est toujours dans le plâtre et je suis
immobilisé pour longtemps encore: que ce Boche
soit maudit! et mon seul espoir c'est que mes
camarades l'aient abattu!
En voyant
un «Albatros» atterrir sur mon terrain, ma
première idée fut de lui courir sus; ma seconde,
de héler quelques hommes pour me prêter
main-forte. Mais il était midi! tous les
mécaniciens étaient descendus déjeuner au village.
Il me regarda d'un air effaré, où passait toute l'ardente supplication d'un estomac vide, et c'était si comique qu'avant de le laisser protester: «Tu m'excuseras...,» lui dis-je en le contrefaisant. Je le pris par le bras, et nous nous en allâmes en riant. Capitaine
aviateur JOLAlN (mort ou champ d'honneur).
Un jour, au
cours d'une croisière, j'étais attaqué par un
Boche. Le duel s'engage, mais dès la première
balle, ma mitrailleuse s'enraye. Que faire?
Abandonner la lutte? Ah! non, mon adversaire
aurait cru que j'avais peur. Alors je décide de
rester. En juillet 1915, au cours d'une croisière en pays ennemi, je rencontre plusieurs avions allemands. Seul, je n'ai qu'une ressource: essayer de leur en imposer. Je fonce sur eux comme si j'allais les pourfendre. Une cage dont on vient d'ouvrir la porte, une envolée d'oiseaux dans toutes les directions. C'est à cela que je songeais en les voyant fuir à toute allure. Au retour, j'avais une émotion: en passant à Binarville, j'étais pris à partie par les batteries spéciales. Je recevais un obus qui traversait une de mes ailes et qui, par bonheur, n'explosait qu'à 50 mètres au-dessus, lançant quelques éclats qui attirèrent mon attention. Ce n'est qu'après cette pluie de fonte que j'eus l'idée de regarder mon avion: les toiles des ailes flottaient et une nervure était coupée. Deux mois plus tard, j'étais opposé à quatre Albatros. Ils montaient la garde au-dessus de leur territoire. Ils étaient à 1. 600 mètres, moi à 3.000. Je pique et m'élance contre le premier; je tire en rouleau. Tout en descendant, le Boche riposte et une de ses balles atteint le fuselage à 30 centimètres de ma poitrine. Je voudrais me venger et continuer la poursuite, mais je me ferais abattre par le canon. Je cabre et
m'en prends au second. Échange de projectiles.
Soudain, une rafale venant d'en haut m'encadre.
C'est un Fokker arrivé à la rescousse qui, sitôt
sa salve tirée, remonte et s'écarte. Il faut que
j'en finisse avec l'un des ennemis. C'en est trop.
Je tire une nouvelle bande contre l'Albatros, si
près qu'à un moment la collision semble certaine.
Je suis déséquilibré, mon aile effleure celle du
Boche. Je vire en hâte tout en remettant un
rouleau et je me prépare à rentrer, le Boche
cherchant à me suivre. Chaque
Albatros a deux mitrailleuses, le Fokker au-dessus
attend anxieusement le moment où il pourra donner
le coup de grâce. Poursuivi et encerclé par quatre
appareils, avec le cinquième qui joue le rôle
d'épée de Damoclès, je pique à plein moteur. De
tous côtés, les balles passent en sifflant. Je me
dirige vers les lignes. Je ne suis qu'à 1.400,
lorsque j'atteins les tranchées. Là, je fais un
brusque demi-tour pour faire face à l'assaillant.
Je me sens fort maintenant: il me tuera peut-être,
mais ne me fera pas descendre chez lui. C'est la panne d'essence: quand l'appareil pique, le précieux liquide n'arrive plus au moteur. Quelques instants plus tôt, c'était la descente en terrain ennemi. Je n'insistais plus et rentrais, non sans avoir été endommagé par les canons. Le 23
octobre 1915, un Boche est signalé croisant
au-dessus de nos tranchées. Vite, je prends mon
vol. Dès que l'autre m'aperçoit, il retourne chez
lui. Je décide alors de lui couper la retraite en
passant par Varenncs et le rejoins au-dessus de
Montfaucon. Dix cartouches sur l'avant, face à
moi. L'ennemi fait un à-gauche très léger, pour
riposter avec sa mitrailleuse tirant sur l'arrière
et les côtés : une cinquantaine de balles essayent
en vain de m'abattre. Je réponds par une bande.
Elle porte: il glisse aussitôt sur l'aile gauche
et va s'écraser à plein moteur sur le bois de
Septsarges. Je le suivis jusqu'à 100 mètres du sol
pour être sûr de ma victoire et pour tirer à
nouveau s'il avait des velléités de se redresser! Une autre
fois, en rentrant d'une reconnaissance sur Stenay,
avec le lieutenant Gaffarel, tué depuis
dans un combat, nous sommes accueillis par un feu
intense de batteries spéciales en passant
au-dessus de l'aérodrome de Cunel. Deux obus
éclatent à moins de 10 mètres de nous. Le premier,
à droite: je tourne la tête! Immédiatement,
détonation à gauche. Je crie à mon camarade: Passons à l'offensive allemande contre Verdun. Elle se déclenche le 21 février 1916, dans la matinée. Tout à coup, j'aperçois dans nos lignes et pas bien haut, le bougre! un Boche se pavanant à 1.600 mètres, pas plus. Je pique dessus et lui envoie à bonne portée quarante-sept cartouches, mais il n'a pas froid aux yeux. Armé confortablement, il attend ma dernière bordée que je lui lance en revenant après avoir rechargé, et, au moment où je le frôle et vais l'abattre à bout portant, il riposte à toute vitesse. C'était sûrement un as: il m'avait prouvé son sang-froid et là il me donnait une idée de sa précision. Son tir était parfait: moteur percé de part en part, ainsi que le réservoir, montants hachés, une balle dans le parebrise minuscule, à quelques millimètres de ma ligure. Je ne pouvais insister et, désespéré, alors que je croyais avoir l'ennemi à ma merci, il fallait me résoudre à un plané savant pour rentrer sain et sauf sur n'importe quel terrain hospitalier. Vite, je demandais une équipe de secours pour changer le moteur, réparer les avaries, faire des stoppages de-ci, de-là. Mais le
temps passé à ce travail était pour moi du temps
perdu. L'après-midi, dix-huit avions ennemis
défilaient au-dessus de moi, à 3.000 mètres, en
mission de bombardement, comme pour me narguer. Je
laisse à penser
si j'enrageais. Alors
commence la descente effroyable, horrible, le
cauchemar de ma vie. Je n'ai pas eu le temps de
couper mon moteur qui tourne avec des secousses
odieuses, l'hélice étant brisée. C'est la chute
sur le nez, à plus de 200 kilomètres à l'heure.
Depuis 2.000 mètres jusqu'à 1.000, je suis
incapable de faire le moindre geste, tant la chose
s'est passée rapidement. Puis je réussis à couper,
j'arrête les gaz et l'essence, je me cramponne à
mon levier que je manœuvre en tous sens: la
profondeur obéit un peu, les ailerons sont sans
effet. Le bolide ralentit sa chute, mais vrille
toujours. Le sol se rapproche. Voici une forêt.
Est-elle en terre française ou ennemie ? Je fais
un dernier effort, car j'ai conservé toute ma
présence d'esprit: je raisonne même. J'escompte
une ou les deux jambes cassées, avec peut-être un
bras, mais je ne peux croire que c'est la mort qui
m'appelle et m'attend si près, toujours plus près.
Enfin, à 50 mètres des arbres, l'appareil semble
se redresser légèrement, touche les arbres par le
coin, pivote, s'écrase sur une aile. Comme un fou,
je bondis des débris et me mets à courir de toute
la force de mes jambes, qui ne sont nullement
endommagées ainsi que je le redoutais. Peu à peu, je reprenais pied avec l'existence, constatais que j'étais en terre française, reconnaissais les uniformes. J'étais heureux. Et c'est ainsi que j'ai failli aller serrer la main à la camarde! Sous-lieutenant
G...
C'était le
17 janvier 1916. Revenu depuis peu des
Dardanelles, j'avais pris place dans une
escadrille du front Nord. J'avais été chargé d'une
reconnaissance photographique. J'emmenais comme
passager un jeune observateur, le lieutenant Momet.
Résumons. Je me
trouve à 40 kilomètres en territoire allemand,
avec mon observateur dans le coma, un vent debout
violent, aucune arme pour me défendre, un moteur
ayant des ratés inquiétants, et deux avions
ennemis me mitraillant sans répit avec d'autant
plus d'acharnement qu'ils se sont rendu compte
qu'ils n'ont nulle riposte à craindre. Cette vue m'insuffle une nouvelle dose d'énergie et je m'élance au milieu d'une rafale intense d'obus et de balles. Par miracle, je ne suis pas atteint. Je suis maintenant «chez nous» ! Je regarde mon observateur qui ouvre faiblement les yeux. J'atterris dès que j'aperçois une ambulance. On retire la victime qui baigne dans une mare de sang. On l'emmène aussitôt à l'hôpital où on lui fait subir l'opération du trépan, mais on ne peut le sauver. Le surlendemain, le lieutenant Momet rendait le dernier soupir. Adjudant
LEMAÎTRE.
Ce n'est pas une aventure personnelle que je conterai. Je voudrais parler du courage d'un de mes camarades de l'escadrille américaine, le sergent Balsley. Au début de la guerre, ce jeune homme avait une belle situation dans l'industrie en Amérique. Il était soutien de famille. Mais il aimait la France. Il l'aima d'autant plus le jour où elle fut lâchement attaquée. Vite, il décida d'aller combattre pour elle. Il résilia ses fonctions, n'écouta que son cœur et partit la défendre. Ils sont nombreux dans ce cas à l'escadrille américaine, l'une de celles qui ont abattu le plus grand nombre d'Allemands, mais l'exemple de Balsley est particulièrement remarquable lorsqu'on songe qu'il quitta tout, méprisa son avenir, celui des siens, pour réaliser son rêve! Il commença
à piloter un avion-canon, puis passa bientôt sur
biplan de chasse. A la suite d'un apprentissage
rapide, il allait prendre sa place au front. Il y
était depuis un mois, avait déjà soutenu plusieurs
combats, où il avait fait preuve d'un courage et
d'une énergie rares, lorsqu'il fut victime de sa
trop grande hardiesse. Il est
obligé de songer à éviter l'attaque suprême :
malgré sa blessure d'où le sang coule à flots, il
doit recourir à nouveau aux finesses de son art
pour échapper. Il fait un retournement sur l'aile
et pique jusqu'à 200 mètres pour distancer son
rival. Et c'est à cette hauteur qu'il repasse les
lignes. À la mitrailleuse de l'avion succèdent les
mitrailleuses de l'infanterie. Il franchit
l'étendue de feu et de fonte et se pose en hâte
sur un champ qu'il aperçoit entre les premières et
les secondes tranchées. Les forces l'abandonnent
complètement, maintenant qu'il est loin des
Boches. Il capote à l'atterrissage. Finalement, il est sauvé par quatre vaillants poilus qui n'hésitent pas à traverser et le transportent au poste de secours. Jusqu'alors, il était resté enfoncé sous les débris de son avion. Dès qu'il
commençait à parler, il prononçait ces paroles: Devant tant de gloire, il n'y a qu'à s'incliner. C'est pourquoi j'ai préféré vous narrer cette aventure plutôt que chercher dans un souvenir personnel un épisode qui ne présenterait certainement pas le même intérêt. Sergent
J... de l'escadrille La Fayette.
A 10 heures
30, le 24 août 1916, le commandant m'annonce que
nous partons à midi 30 pour une expédition sur le
front. A l'heure dite, les trois appareils sont en
ligne. A midi 45, nous décollons. B... roule et
s'arrête. Il y a foule autour de D... Nous faisons
deux tours qui nous portent à 900 mètres, rien ne
bouge. Tant pis, en route. Vent d'ouest avec
nuages bas à 1.000 mètres. Nous sommes
terriblement secoués. Nous virons
et montons en spirales, car nous devons attendre
ici le capitaine F... Une escadrille de Nieuport
nous suit. D... accompagne toutes nos évolutions à
200 mètres. J'ai beau écarquiller les yeux, je ne
vois pas une seule saucisse boche. Nous
retournons vers les lignes. Il est 6 heures 5. Le
sol fume toujours sous le tir de barrage.
J'aperçois cinq obus oubliés dans le fond de la
carlingue. Je tourne vers mon compagnon ma main
écarquillée. Il comprend et me ramène. Les
saucisses n'ont pas bougé. Elles sont toujours à
terre. Hausse 2.400 mètres,
angle 35° : je tire et, en suivant mon coup, que
vois-je? Une escadrille de six ou sept
avions jaune clair qui montent en spirales à 500
mètres au-dessous de nous. Des croix noires, ce
sont des Boches! Plus d'émotion, de la joie: on va
s'expliquer! Je vise l'un d'eux, le plus près,
dont le fuselage acajou porte une croix rouge.
Hausse 200 mètres, trois ou quatre longueurs
d'avance. Mon coup passe devant et au-dessus à 10
mètres au plus. Un autre coup traverse le groupe,
c'est le pointeur de D... qui tire, et j'appuie
d'un tracer ultrasensible. Celui-ci est allé où
Dieu a voulu, je n'ai pu le suivre, mais il était
bien parti. Les Boches, d'un seul mouvement, se
retournent et s'enfuient, comme leurs saucisses,
vers le sol. Nous avons la maîtrise de l'air, le fait est incontestable, mais ce n'est pas gratis. Capitaine
Norbert G...
L'adjudant Bloch s'est vu citer au communiqué pour ses exploits obtenus sur des drachens ennemis. Il n'est pas un tueur d'avions boches, c'est un incendiaire de saucisses. Nous allons rapporter la conversation au cours de laquelle il a bien voulu nous conter ses principaux exploits. Mais nous tenons à insister auparavant sur le côté tragique de ces attaques d'engins défendus par les canons, les avions, les chenilles éclairantes, sans oublier les ripostes de l'infanterie, les mitrailleuses, les fusils, et la panne de moteur contre laquelle le pilote ne pouvait rien tenter. Descendre un avion est certes une prouesse remarquable, mais on peut admettre en fait que triompher d'une « saucisse n est encore plus difficile, plus dangereux. D'ailleurs
le récit que nous allons donner le prouvera au
lecteur: «A la suite de ce vol, j'avais la joie de voir citer mon nom au communiqué, j'étais heureux. «Et maintenant, je pars en Russie avec l'espoir d'y abattre un Zeppelin. «Adjudant
BLOCH. »
Tout en
appartenant à la défense du camp retranché de
Paris, j'allais, les jours de beau - temps,
exécuter des croisières sur le front. Le 21 mai
1916, par un magnifique dimanche de soleil, je
décidai d'aller taquiner le Boche, si possible. Je partis à 6 heures 45 du matin et me dirigeai vers Soissons. Je passai les lignes à 4.5oo mètres et pénétrai à 20 kilomètres à l'intérieur du territoire ennemi. Là, je fis demi-tour afin d'avoir le soleil dans le dos pour gêner l'adversaire en cas de combat et pour éviter toute surprise. Le soleil dans les yeux est en effet le plus cruel désavantage que puisse avoir un chasseur de l'air. Je mis mon moteur au ralenti et, tel le pêcheur qui laisse glisser sa ligne au fil de l'onde, j'attendis l'occasion. A l'affût, je regardais de tous côtés au-dessus de moi et revenais vers nos tranchées. J'observais ainsi depuis quelques instants, lorsque soudain j'aperçus un avion allemand s'élevant d'un aérodrome et prenant de l'altitude avant de venir chez nous. Je ne le quittai pas des yeux, mais le laissai gagner sur moi en vitesse et en montée pendant une dizaine de minutes. L'espoir au cœur, je passai ce temps, qui me semblait interminable, à armer ma mitrailleuse, vérifier mon viseur, voir si tout fonctionnait à souhait. La veille, dans un combat où je tenais un avion ennemi à moins de 20 mètres, mon arme s'étant enrayée au second coup, je jugeais prudent de prendre toutes les précautions nécessaires. Et puis, ces opérations m'empêchaient aussi de me laisser envahir par l'enivrement qu'on éprouve instinctivement au moment où l'on espère abattre son premier avion. Le Boche est maintenant à 3.000 mètres. Il franchit nos lignes. Il est temps d'intervenir. Je pique vers lui à toute allure en zigzaguant pour éviter une riposte précise. Je suis aperçu lorsque je suis à 3oo mètres de distance et à 5o mètres au-dessus. Je vois le mitrailleur dérouté par ma manœuvre et ne sachant s'il doit tirer avec la mitrailleuse de droite ou celle de gauche. Un flottement certain règne à bord. Les balles se perdent de-ci, de-là. Je continue à approcher. Profitant de la vitesse acquise, emporté par l'élan, je remonte vers l'adversaire. Il me faut faire appel à toute ma volonté pour attendre le moment favorable de tirer. A bout portant, à 10 mètres à peine, je commence à dérouler ma bande. Je n'ai que quarante-cinq cartouches, car j'en ai brûlé deux pour me rendre compte si mon arme fonctionnait bien. La décharge atteint l'ennemi en plein. A la dixième balle, les Allemands cessent de riposter et piquent vers le sol à une altesse vertigineuse. Craignant une feinte, je les poursuis dans une vrille peut-être un peu imprudente, me rapprochant de mes victimes au point de les dépasser, tout en essayant d'armer il nouveau, ce qui, pendant une semblable manœuvre, n'est pas très aisé. A 100 mètres du sol, je me rétablis et j'éprouve la joie de voir mes adversaires s'écraser dans un bois de sapins près de Fontenay, à 1.200 mètres sur notre territoire, à la troisième ligne de nos tranchées. A travers les trous d'obus et les retranchements, je cherche un petit terrain pour me poser. Je le trouve entre la troisième et la quatrième ligne. Je descends en hâte et me précipite vers ma proie. Déjà les tirailleurs sénégalais entourent les débris. Le pilote a deux balles dans la tête et une au cœur. Le passager est pris sous le moteur. Un noir s'escrime en vains efforts pour l'attirer, au point de le couper en deux. Il crie: «Ti sale cochon boche, Li veux pas vinir, ti viendras.» Tous ces
braves m'entourent et manifestent leur joie: «Vous l'avez vengé, » répète l'officier très ému. Mais au même moment, une rafale de marmites venait tomber autour des débris de l'avion qui, émietté, ne pouvait être identifié. Je ramassai en hâte quelques souvenirs, tandis que les soldats mettaient à l'abri les deux mitrailleuses, l'appareil photographique, deux cartes, le plan directeur, prises assez importantes. Le pilote portait la croix de fer et une autre décoration avec deux glaives. Ce devait être un vaillant. Le
lendemain, j'allais lancer un message aérien
annonçant à l'ennemi que les deux Boches avaient
été enterrés avec les honneurs militaires, et
notre communiqué déclarait: Sous-lieutenant
RATY (prisonnier).
Ma ronde s'achève; il est 18 heures 30. Parti depuis r6 heures, j'ai eu sans cesse à lutter contre les remous violents d'un chaud après-midi de juin. L'air est calme maintenant, et, tous deux, mon pointeur Garraud et moi, nous nous abandonnons au charme de l'heure paisible. D'un côté, dans un halo fauve, et tout éclaboussé de l'or du couchant, Paris qu'enserre la Seine miroitante; de l'autre, muette et grave aux approches du soir, la vaste plaine allongeant ses ombres sur les prairies et sur les champs. Déjà 18 heures 50. Il faut songer au retour. Je me dirige vers le champ que j'aperçois de loin, petit carré vert coupé d'un chemin clair et bordé de hangars. Une surprise : venant d'en dessous, un Nieuport biplace surgit, à une vitesse de bolide, à 20 mètres à peine devant ma carlingue. Je vois de dos le pilote et de face le passager braquant sur moi sa mitrailleuse. Il a le sourire, il se dit certainement: «On les a.» D'en haut et de derrière, ils ont piqué sur nous, et, remontant à toute vitesse, ils nous ont tenu quelques secondes, à courte distance, sous lefeu de leur mitrailleuse. Diable! si c'avait été un boche I Sans doute, une fois passé devant nous, il se serait trouvé dans notre champ de tir, mais, avant même de l'avoir vu, mon canonnier, l'appareil ou moi, n'aurions-nous pas reçu notre compte ? Il faut l'avouer, nous avons été surpris, et, dans la meilleure case de ma mémoire, je range aussitôt cette petite expérience. Cependant, le Nieuport commence un virage pour reprendre du champ et fondre à nouveau sur sa proie. Ma foi! je me pique au jeu et je penche mon vieux Voisin le plus possible pour conserver l'adversaire dans le champ de mon canon et l'empêcher de me surprendre à nouveau par derrière. Oui, mais le Nieuport vire mieux. Deuxième et précieuse expérience. Le revoici à une centaine de mètres derrière moi. Ne bougeons plus, et jouons tranquillement encore notre rôle de cible. Après tout, ce n'est qu'un jeu, et une manœuvre à si courte distance pourrait provoquer une rencontre. Je m'efforce de maintenir mon appareil le plus droit possible en ligne de vol. Je sens l'autre arriver. Penché sur son canon, mon pointeur l'attend. Brusquement, le crépitement de son rotatif. Un craquement terrible. Dans un éclair, le Nieuport a tournoyé devant moi, et est venu se loger dans mon aile gauche où il est resté embouti. Ceci s'est passé en quelques fractions de seconde, et mon appareil vibre encore du formidable choc, que déjà, incliné à gauche par le poids de l'autre, il s'est mis à tomber en vrille. Aussitôt, je coupe mon allumage, mon essence. Qui sait si le réservoir d'essence n'a pas été atteint et si les flammes ne vont pas jaillir? Heureusement, le Nieuport a fait comme moi. Je tâte mes commandes. Rien ne répond plus. Le tournoiement continue. Comment dire le flux de pensées et de sentiments qui en un instant m'a submergé? Il semble que cette irruption tumultueuse d'idées et d'images abolit jusqu'à la notion superficielle du temps, et qu'elle fait vivre en intensité la durée de toute une vie. La mort est là, la mort inévitable. Un atterrissage est impossible puisque les commandes ne répondent plus. C'est donc la chute, sur le terrain le plus hérissé d'obstacles de tout genre, le terrain de banlieue, avec ses maisons, ses arbres, ses murs. Nous allons arriver au sol de toute la vitesse de notre chute. Il me semble sentir déjà l'effroyable choc. Je n'aurai pas le temps de souffrir : je serai écrasé par mon moteur. Ce terrible
spectacle tant de fois vu jadis se présente à ma
pensée, précis, brutal; je vois les pauvres débris
informes dans un enchevêtrement de bois, de
cordes, de ferraille tordue, et toute ma chair se
rétracte. Pourtant, c'est tout ce qui restera de
moi dans quelques minutes, de moi maintenant
encore plein de vie et de santé. Un sentiment de
rage m'étreint le cœur, Si au moins je tombais
dans un combat, face à l'ennemi, j'aurais la
suprême consolation du devoir accompli! Mais non,
je paye de ma vie une imprudence, un jeu inutile.
On lira seulement demain, dans les journaux:
«Double accident mortel au Bourget.» Je vois au
camp les camarades s'annonçant la nouvelle, je
vois les miens, je vois surtout, là-bas, de
l'autre côté des tranchées, la maison familiale,
et dans le décor intime et cher qui renaît soudain
devant mes yeux, une femme dont la pensée inquiète
me suit peut-être à cette heure même, et qui
s'efforce de dompter son angoisse: ma mère! Cruelles
pensées ! avec une inexprimable rapidité elles
m'obsèdent, partent, plus vite reviennent, et leur
troupe sombre grossit sans cesse autour de moi,
comme, autour d'un voyageur solitaire, une bande
de loups! Mon altimètre descend. 1.000 mètres. Toujours la vrille nous emporte dans un puissant tourbillon. Le paysage, dès que mon regard se pose sur lui, me semble soulevé par une danse de rêve, montant, descendant, et tournant, tournant sans cesse, mêlant dans sa ronde folle, au bleu du ciel, les îlots gris des maisons, des carrés verts et fauves des prairies et des champs. Pour éviter d'être gagné par le vertige, je me renfonce dans ma carlingue, et je fixe obstinément mon altimètre. A 700 mètres, la chute se fait tout à coup brutale; l'appareil tombe comme une pierre de 200 mètres environ et mon pointeur Garraud manque d'être vidé par-dessus bord. Le Nieuport
s'est logé légèrement de biais dans mon aile
gauche, en sorte que je vois, de ma place, le
pilote, Maraval, et son mitrailleur Mentz.
Penchés l'un sur l'autre, ils semblent se parler.
Je les vois aussi qui tentent de secouer leurs
commandes d'ailerons. Près de moi, Garraud,
ramassé sur lui-même, a relevé son canon pour
éviter, en arrivant au sol, d'avoir les jambes
broyées. Il est absorbé dans ses pensées. A qui
envoiet-il le suprême adieu? Quelle poignante
détresse sort de ce petit groupe emporté dans le
tourbillon de mort, plus isolé, plus perdu dans
l'immensité du ciel que quatre naufragés
cramponnés, en plein océan, à la quille d'un
canot! Et, le bruit des moteurs ayant cessé, rien ne s'entend plus que le sifflement de l'air à travers les cordes, dans la paix tiède d'un beau soir de juin, entre Paris enveloppé d'un halo fauve, éclaboussé d'or par les flèches du couchant, et, vers le nord, la vaste plaine où s'allongent les ombres graves. 300 mètres! 200 mètres! C'est la fin. S'habituerait-on à la pensée de la mort? J'éprouve comme un soulagement en présence du dénouement suprême. Je me cramponne aux montants de la cabane et je ferme les yeux. Un craquement. Un choc. Une seconde d'inconscience. Est-ce la mort? Je rouvre les yeux. A ma droite, un mur blanc; à ma gauche, la cime d'un arbre. Doucement, craintivement, je remue mes membres! Rien! Vivant! Une immense joie m'inonde. Devant moi Garraud se dresse tout debout, une flamme de bonheur dans les yeux. Sauvés! Et les autres? Broyés sans doute? Dans les débris que nous n'osons regarder, là, par terre? Un homme arrive en courant, haletant, en sueur. Je vois encore l'ahurissement peint sur sa figure en nous trouvant intacts. Dix, vingt, cinquante personnes, bientôt une foule compacte s'amasse en dessous de nous. Nous demandons une échelle pour quitter notre perchoir. On ne nous comprend pas et on nous répond par des bravos. Tant pis 1 Nous nous suspendons à la carlingue et nous nous laissons tomber sur les figurants. Où sont les corps de nos pauvres camarades? Faut-il en croire nos yeux? Les voici tous deux, Maraval et Mentz, vivants, sans une égratignure. La foule nous porte, nous presse. On nous acclame; on nous donne des fleurs. Décidément, ça finit mieux que ça n'a commencé. Et nous nous embrassons avec émotion. Du camp l'on nous a vus tomber et les secours affluent : brancards, voitures d'ambulance, médecins, infirmiers. En nous trouvant sains et saufs, les arrivants passent de la consternation à l'ahurissement. Félicitations, poignées de main, questions interminables. Mais à quoi bon raconter tout cela? Un bonheur intense — le bonheur de renaitre — nous étreint. Et les peuples heureux n'ont pas d'histoire. Sergent
WIBAUX.
Nous sommes
partis de notre champ d'aviation, Baron2 et moi,
dans l'intention d'aller bombarder la ville de
Mannheim. 1.
Extrait du Çrapouillot, journal du front. Mulhouse.
De l'autre côté du Rhin, Fribourgen-Brisgau et,
juste sous nos pieds, Colmar. Dans la ville, on a
dû entendre le bruit du moteur, car nous voyons
les becs de gaz s'éteindre les uns après les
autres. Je me retourne vers Baron: Nous suivons toujours les méandres du Rhin. Celui-ci doit nous servir de guide pour arriver où nous voulons. Son cours nous apparaît dans la nuit comme une ligne ennemie d'un gris argenté. De temps en temps, je me repère sur la carte à l'aide d'une petite lampe électrique dont je cache la lumière avec les mains pour qu'elle ne nous fasse pas distinguer. Nous arrivons au-dessus de Strasbourg, Baron me crie: «Regarde, c'est magnifique!» Il est neuf heures et quart à ma montre et, de la hauteur où nous sommes (800 mètres), nous nous rendons très bien compte de la disposition des rues et des places, toutes très éclairées ainsi que le pont qui relie Kehl à Strasbourg. On sent dans la ville une animation, une vie intenses. Mais, brusquement, tout un quartier est plongé dans l'obscurité. Il était éclairé à l'électricité, il a suffi d'appuyer sur le levier, l'alerte est donnée. C'est le tour d'un autre quartier, puis d'un troisième, pendant que les faubourgs éclairés encore au gaz s'éteignent bec par bec. C'est un spectacle vraiment curieux. Mais non, braves Alsaciens, vous n'avez pas besoin d'avoir peur; les bombes que nous transportons ne sont pas pour vous. Elles sont destinées à une ville «allemande» et, à moins d'un accident que rien ne fait prévoir (le moteur donne toujours bien), elles tomberont sur le but qui leur est assigné. Déjà Strasbourg a disparu à l'horizon et s'est évanoui dans l'obscurité provoquée par l'alerte. Nous volons toujours à 800 mètres. De loin en loin, quelques lumières apparaissent qui s'éteignent presque aussitôt. Les autorités boches ont dû téléphoner de Strasbourg. Nous laissons Landau à notre gauche et apercevons droit devant nous une grande lueur qui éclaire le ciel. C'est Carlsruhe. Nous sommes vite au-dessus de la ville, dont nous faisons deux fois le tour en guise de salut. Nous avons le temps d'apercevoir les voies et artères principales très bien éclairées — surtout une place, en demi-cercle, devant le palais de Primat. Je regarde ma montre, il est 10 heures. Puis, brusquement, comme à Strasbourg, tout s'éteint et des projecteurs commencent à fouiller l'obscurité. Ce n'est pas le moment de rester ici, d'ailleurs nous avons autre chose à faire. Un virage et nous reprenons notre route marquée par le cours du Rhin. Repérons-nous...
J'allume ma lampe et regarde ma carte. Où
sommes-nous? Ah bien, ça va! Cette ville,
là-bas, c'est Spire, et je montre les lumières à
Baron qui me crie: Nous touchons au but, le moteur tourne régulièrement à huit cent cinquante tours et l'appareil, délesté d'une partie de son essence, «gaze» à une allure de record. Nous apercevons dans le lointain le ciel rouge sombre qui indique une grande ville, bien éclairée. Bon présage — pourvu qu'ils ne s'éteignent pas, ça nous sera plus facile pour trouver notre objectif. Je ne quitte pas la ville des yeux; elle se rapproche et grandit, toute éclairée. Nous
prenons de la hauteur: à 1.500 mètres, Baron coupe
l'allumage et c'est en un vol plané silencieux que
nous arrivons sur la ville. Baron me dit: Puis maintenant, je tourne la tête d'un autre côté. Cherchons l'objectif! Baron l'a aperçu. Il me le montre du doigt. Une grande usine dont le toit en verre paraît illuminé, car on y travaille même de nuit à la fabrication des gaz asphyxiants. Nous piquons dessus; comme d'habitude, je retire mes gants et saisis la poignée du lance-bombe, puis je me penche sur le viseur et attends, tout en faisant signe à Baron. à droite, à gauche... là tout droit... je tire fortement à moi la poignée et lâche trois 155 d'un seul coup, puis je me penche en dehors de la «carlingue» pour voir les résultats obtenus. Les obus sont tombés en plein centre de l'usine. Une explosion formidable arrive jusqu'à nous, tandis qu'une flamme jaillit par le toit de verre qui a dû être complètement détruit; le déplacement d'air nous fait faire un bond d'environ 50 mètres en hauteur. A ce moment, Baron remet l'allumage et d'un seul élan nous remontons à 500 mètres, nous nous maintenons à cette hauteur et tournons autour de l'usine pour voir ce qui va se passer. Déjà on voit sortir de partout des petites lumières qui courent à droite et à gauche, comme affolées. Les Boches n'ont rien dû comprendre à ce qui vient de leur arriver — à tel point qu'ils oublient complètement de faire l'obscurité dans la ville. Lorsque
nous nous sommes rendu compte que l'usine est bien
«amochée», nous continuons notre chemin et, après
avoir fait un virage au-dessus du Neckar, nous
allons traverser le Rhin et nous dirigeons sur
Mannheim. Là non plus, ils n'ont pas pensé à
éteindre, et facilement nous repérons notre notre
nouvel objectif, les hangars à dirigeables.
Coupant à nouveau l'allumage, nous nous dirigeons
en vol plané sur le premier hangar. C'est lui qui
va recevoir nos dragées. Pourvu qu'il y ait un
zeppelin dedans! «Je crois que nous avons fait du beau travail! me crie Baron!... Maintenant, il faut (voir) rentrer, et sans perdre de temps; nous n'avons pas trop d'essence!» Baron remet l'allumage, mais, brusquement, le moteur s'arrête, puis reprend. Nous l'avons échappé belle. Je me retourne. « Qu'est-ce qu'il y a? — Ce n'est
rien. En voulant regarder l'altimètre, j'ai
accroché la manette des gaz avec ma manche et l'ai
fermée à fond. Heureusement j'ai pu me rendre
compte de ce qui m'arrivait, sans quoi, tu vois,
un atterrissage dans la ville qu'on vient de
bombarder, ç'aurait été joli!» Je crie à
Baron: «Attention au carburo!» Baron ne répond pas, mais fait monter l'appareil et met «toute la sauce» pour sortir plus vite de ce nuage humide. Nous
arrivons enfin à déboucher dans un ciel plus
clair. Ouf! c'est désagréable ce noir opaque et
humide! Je suis glacé, je n'ai plus qu'une idée:
rentrer en France pour boire quelque chose de
chaud. Ohl quelque chose de chaud! du thé, ou du
bouillon, quel délice! Enfin dans deux heures,
deux heures et demie, nous serons rentrés, si tout
va bien, et je pourrai me réchauffer! Nous devons être au-dessus de Carlsruhe, mais rien ne nous l'indique; pas une lumière. Tout à coup nous sommes environnés —oh! de très loin— de shrapnells qui éclatent comme des feux d'artifice rouges dans la nuit noire. C'est très joli; les Boches tirent au jugé. Nous continuons notre chemin et perdons bientôt de vue les shrapnells qui éclatent toujours et nous paraissent de plus en plus petits. Nous volons maintenant dans l'obscurité la plus profonde. Où sommes-nous?... ni Baron ni moi n'en savons rien; j'ai essayé de me repérer sur ma carte — peine perdue. Nous nous dirigeons à la boussole et aux étoiles qui nous apparaissent brillant d'un vif éclat au-dessus de notre tête. Voilà une heure que nous volons au petit bonheur, nous nous dirigeons «plein sud». «Dans une demi-heure, je mettrai le cap "plein ouest", nous serons probablement à la hauteur de la France» me crie Baron. Nous continuons notre route en silence. Je n'essaye plus de voir où nous sommes, la brume épaisse cache toujours la terre à notre vue. Je suis de
plus en plus glacé, mes jambes et mes bras sont
raides de froid. Quand arriverons-nous? et pourvu
que nous arrivions! Enfin une lueur qui perce le
brouillard! «Une ville! — laquelle?» Il se contente de faire oui de la tête et, après un virage, nous nous dirigeons vers la France, vers l'atterrissage, vers le bouillon chaud! Tout à coup, Baron, qui paraissait assez inquiet depuis quelques instants, me crie:« Mon vieux, plus d'essence! Il nous reste juste de quoi chercher un terrain pour atterrir; nous allons certainement nous casser la figure, mais il n'y a rien d'autre à faire. «Es-tu
prêt? Nous
descendons. J'assure mon casque, je remonte mes
lunettes sur mon casque, je défais ma ceinture,
et, me retournant, je vois Baron qui en fait
autant. Il cabre l'appareil et celui-ci, en perte
de vitesse, tangue d'une aile sur l'autre, puis
brusquement, sans que nous sachions pourquoi, au
lieu de tomber a plat, le «coucou» pique du nez et
vient s'écraser sur le sol; j'entends l'avion qui
craque et se brise, puis je suis projeté
violemment en avant... j'ai perdu connaissance;
une douleur atroce au bras et à la jambe gauche me
fait revenir à moi — un liquide chaud coule le
long de la figure et je ne peux pas faire un
mouvement pour changer de place. ...Je reprends
connaissance: L'idée
d'être tombés en Allemagne me cause une sueur
froidei ! Bombardier DANZIGER.
Comment j'ai bombardé Essen? Oh, c'est bien simple. Je vais vous donner les feuilles de mon carnet de bord, vous y trouverez mes impressions notées brièvement au cours du voyage. Deux appareils ont rempli la même mission le même jour: l'un piloté par le capitaine de Beauchamp, l'autre par moi. Laissez-moi ne pas vous parler de nos préparatifs, ni de nos aménagements de bord, ce sont des secrets d'ordre militaire. La distance
parcourue, quoique grande, environ 800 kilomètres,
n'était pas pour m'effrayer, j'ai un entraînement
intensif de sept années, et je me suis toujours
spécialisé dans les raids de grande distance: Ne croyez pas qu'après ces raids celui-ci me sembla simple. Non, car il .y a le canon et les avions boches. Eh bien, ils ne nous ont pas empêchés de faire ce que nous voulions, et nous sommes partis en plein jour, à II heures du matin. A présent, suivez mes notes ; elles sont brèves, mais complètes, et je n'ai eu que ce travail pour me distraire pendant les sept heures qu'a duré le vol. * * * 11 heures.
Mon camarade prend l'air, je le suis à deux
minutes. Trop tard,
collègues I. Je file vers Dusseldorf. La région
est toute enfumée, que d'usines !. A bientôt, Monsieur Krupp, le plaisir de vous revoir. * * * Ici
s'arrêtent mes notes, et je n'ai rien à y ajouter
en ce qui me concerne. Vous savez comment est tombé mon malheureux ami. C'était à notre dernière attaque au nord-est de Verdun. Nos intrépides poilus venaient de faire le bond qui les porta au delà de Douaumont. Là-haut, un avion de liaison croisait sur eux. Tout à coup, quatre avions ennemis surgirent, fonçant plein moteur sur le Farman isolé. Il était perdu. Non, pas encore. Un aigle tomba du ciel, au milieu des vautours. C'est de Beauchamp. Les Boches lâchent leur proie et font feu sur leur valeureux adversaire. Les mitrailleuses crépitent. Un Boche pique dans ses lignes, il a du plomb dans l'aile. Victoire. Les avions boches se dérobent, ils sont battus. Mais que fait de Beauchamp?. Il ne poursuit pas l'ennemi?. Ça n'est pas là sa manière d'agir. Hélas!... triste destinée, Beauchamp le valeureux, Beauchamp sans peur et sans reproche, est touché. En plein combat, une balle enraye sa mitrailleuse, une autre le frappe en plein front. Et, dans un dernier sursaut de cette énergie surhumaine qu'il savait déployer, il piqua blessé à mort, vers nos lignes en un plané impeccable. A 100 mètres du sol, on vit l'appareil se mettre vent debout, puis atterrir. Entre Fleury et Vaux, au milieu de trous d'obus, on retrouva, à quelques mètres de l'appareil, le corps de notre malheureux ami. Il est tombé là où, pendant de longs mois, il a combattu à notre tête, nous entraînant toujours plus loin. nous montrant sans cesse le plus bel exemple du devoir et du sacrifice pour sa Patrie. Gloire à mon chef, gloire à mon ami! Son souvenir sera, parmi ceux qui l'ont connu, l'image frappante de l'héroïsme le plus pur. Il nous entraînera tous vers la victoire. Capitaine
P.- H. L COURT.
Lorsque le glorieux capitaine de Beauchamp fut tué, tout le monde regretta la mort de ce héros admirable entre tous et beaucoup crurent qu'il ne pourrait jamais être remplacé. Il avait pourtant laissé un élève de leur, un pilote de son escadrille, l'adjudant Jean Baumont. Celui-ci prouva qu'il était capable de prendre la succession de son chef vénéré en allant bombarder Francfort, effectuant ainsi un raid de 600 kilomètres en territoire ennemi. Ce n'était
pas un coup d'essai de la part de cet aviateur. Il
avait déjà gagné la médaille militaire et trois
palmes et, pour donner une idée de sa valeur, nous
nous contenterons de reproduire le texte d'une des
citations que lui accorda le général Nivelle,
alors commandant la 29 armée, celle de Verdun: Le motif de
sa médaille militaire, décernée auparavant,
complétera l'idée qu'on peut se faire de ce
vaillant: Le héros
est, je crois, suffisamment présenté par ces
témoignages d'admiration officielle. Le lecteur
sait à qui il a affaire. Nous avons demandé à Jean
Baumont le récit de son raid sur Francfort.
Il l'a fait avec sa modestie habituelle, sans
insister sur les résultats de son attaque. Mais
nous pouvons dire qu'il provoqua de terribles
dégâts dans la cité allemande et que l'ennemi
lui-même avoua quelques-uns de ces ravages. Ce
demi aveu prouve l'importance du bombardement! * * * «Le moteur a tourné au point fixe; je monte dans mon appareil à cinq heures cinq. Poignées de main. Essence, contact, décalez les roues. Deux minutes après, je décolle. Il fait encore nuit. On commence seulement à deviner, à l'orient, les premières lueurs de l'aurore. « Je monte vite à 2.000 mètres et prends la direction est-nord-est, vers l'inconnu! A 5 ou 6 kilomètres des lignes, premiers coups de canon. Plus j'avance, plus le soleil s'élève à l'horizon. Au sol,la vue est magnifique. Des milliers de cheminées d'usines, les hauts fourneaux lancent des torrents de fumée et de flammes. La terre ne semble qu'une colossale entreprise métallurgique. Vraiment le choix n'est pas difficile pour laisser tomber des bombes. «Mais je n'avance guère. Un violent vent debout retarde ma marche et réduit de moitié ma vitesse normale. J'aperçois ou devine plutôt, à cause de leurs lumières, d'un coté Metz et de l'autre, très loin, Luxembourg et ensuite Trêves. «La visibilité est merveilleuse. Le soleil est tout à fait levé et tout s'illumine. Seules les vallées se remplissent de brume et cachent villes et villages, tandis que les crêtes m'indiquent le chemin. «Enfin, de loin, je commence à apercevoir le Rhin ou plutôt sa brume. Le Rhin! objet de nos désirs, de nos luttes, quelle joie de le survoler 1 Et, tandis que mes cocardes s'y reflètent, je pense au jour prochain où nos chevaux s'y abreuveront une fois encore. «Attention ! les coups de canon ne vont pas tarder! «En effet, en arrivant à la hauteur de Kreuznach, je suis reconnu et les batteries manifestent leur joie ou leur colère un peu bruyamment. Pal mal tiré d'ailleurs. Jusqu'au point extrême de ma mission, je vais être accompagné de la sorte, soit pendant 60 kilomètres encore. Mais le tir devient de moins en moins bon, quoique plus nourri. Les artilleurs sont tout excusés, car sur le Rhin la brume commence à être dense et forme même des nuages. «Voici Mayence et, derrière, Wiesbaden. La ville se détache très bien au sol et, d'en bas, les habitants reconnaîtraient sûrement ma nationalité, même si je n'étais pas crapouillé. «Sur un grand terrain, à l'ouest de la ville, se trouvent des hangars. Je vois des gens courir, ouvrir les portes. Ce doit être un terrain d'aviation. Tout à l'heure, je vais avoir quelques appareils à mes trousses et j'ai encore 3o kilomètres avant le but! « Mais, soit qu'ils ne fussent pas prêts, soit qu'ils ne m'aient pas retrouvé, à aucun moment je ne fus inquiété par les avions ennemis. «Voici Hoechst et Francfort et, plus loin, Offenbach. La ville, but de mon voyage, est complètement cachée, car la fumée de ses nombreuses usines, mélangée à la brume, forme un véritable nuage. «J'ai peine à situer la gare principale: j'établis mon point par les directions et croisements probables des routes donnant sur la ville et je tire mes bombes. Je ne puis voir mes points de chute. Je lance des proclamations, et maintenant il s'agit de rentrer. «La canonnade s'est arrêtée. Je n'aurai plus à m'en inquiéter. Jusqu'à mon passage des lignes, aucun obus ne sera plus tiré sur moi. Le paysage défile maintenant très rapidement, quoique — c'est bien ma chance! — le vent ait faibli et ne me pousse pas aussi vite qu'il m'avait retardé. «Je survole Metz, toujours à la même altitude. Pas d'avions à l'horizon. Je peux passer sans risques. De la terre remuée. les tranchées. Ouf! j'ai gagné! «Après un long détour, je rentre à mon port d'atterrissage et je me pose, juste cinq heures après mon départ. Mes camarades commençaient à s'inquiéter. Mon mécanicien s'informe tout de suite de la bonne marche de l'avion et du moteur qu'il avait préparés avec tant de soin et de dévouement. «Tout a bien marché. Le moteur n'a eu aucune faiblesse et ne demande qu'à continuer, malgré ses quatre-vingts heures additionnées de marche. J'apprends aussi que la veille j'ai été nommé sous-lieutenant. Double joie! Vraiment, aujourd'hui, je suis comblé. «Oui,
mais. regret! Au lieu de partir seul, comme
j'aurais désiré accompagner et suivre mon ancien
chef, le capitaine de Beauchamp qui, par ses
conseils et son exemple, m'avait ouvert la route
et permis de mener à bien mon expédition!
Quatre jours qu'elle arrosait Montdidier, cette sacrée batterie boche; quatre jours que ses gros obus de 130 assassinaient les vieilles femmes trop lentes à filer sous l'averse d'acier, estropiaient les insouciants et héroïques gavroches, que les dangers des plus durs bombardements ne peuvent arracher à la séduction de la rue, crevaient les toits et défonçaient les façades des pauvres maisons martyres. Et depuis quatre jours aux rondes du soir, avec le brouillard d'ouate épaisse, ou les nuées basses impénétrables à l'œil, impossible de la repérer. Hier soir enfin, un coup de vent s'est fait notre allié, et pendant quelques minutes a déchiré le voile sous lequel elle menait son œuvre d'enfer. Ce bref entr'acte nous a suffi pour découvrir les lueurs dénonciatrices crachées par les sales gueules de ses pièces. Nous les avons maintenant, nous les tenons. Les voici exactement pointées sur notre plan directeur, marquées pour l'impitoyable exécution : 8 kilomètres en arrière de la première ligne allemande, à l'entrée d'un bois, ou plutôt de ce qu'il en reste, au nœud de trois pistes qui convergent vers elle. Notre œil joyeux fouille déjà le point sur la carte, démasque déjà sous leur maquillage et leur voûte de feuilles les pièces boches enfoncées en terre. Deux heures. C'est le moment fixé pour aller museler les malfaisantes braillardes. Un dernier regard au coucou. L'oiseau se porte comme un charme. Le moteur ronfle et vrombit comme un million de toupies. Il faudrait que le vieux diable allemand s'en mêle pour que nous ayons la guigne de la panne. Les obus? Bast! En avant. Nous roulons, plaquons le sol et grimpons au plafond. Un peu bas le plafond, par exemple, avec ce lourd velum de nuages suspendu à 1.500 mètres. A Dieu vat! on s'en arrangera. Marius de Marseille prenait, dit-on, ses repas dans une salle si basse, qu'il ne pouvait y manger que des soles. Nous ne volerons qu'à 1.500 mètres. Voilà tout. Le petit tour réglementaire au-dessus de la batterie française de 120 qui va se charger de l'affaire, le bref dialogue entre notre sansfil et le jeu des panneaux blancs de nos artilleurs, le traditionnel signal «Prêt» envoyé du sol, et nous filons chez les Boches. Pour un début dans le réglage de tir, mon camarade et moi, nous sommes servis comme des rois. Remous à nous retourner comme une crêpe. Roulis, tangage: pour un jour où il y a de la mer, c'est vraiment un jour où il y a de la mer. Arrivée en fanfare chez les Fritz, dont les pièces antiaériennes nous soignent aux petits oignons. En un clin d'œil, autour de nous le ciel se peuple des petits flocons gris des 77 et des gros flocons jaunes des io5. Que de fleurs 1 que de fleurs 1 Nous volons dans un parterre de boules de neige. Dommage que le ciel soit en grisaille. Quel effet sur un fond bleu! Jusqu'ici ça pète à distance; nous volons presque au large. Pour l'instant du moins, et c'est le principal. Malgré les coups de gueule rageurs, nous approchons pour clore le bec à leur satanée batterie. Quelques centaines de mètres encore et nous pourrons par T. S. F. envoyer aux nôtres le signal: Feu. Oui, mais subitement les choses se gâtent. Une batterie de 77 vient de rectifier dangereusement le tir dont elle nous régalait et nous voici encadrés comme un portrait de maître. C'est l'instant de jouer serré et de sortir du cadre. Une exhortation mentale à mon brave Caudron d'être bien sage, et nous glissons sur l'aile gentiment. Nous glissons, mais trop tard. Une giclée d'acier fait de mon aile droite une écumoire. Le coucou a tout pris pour lui. Vernis, pour cette fois, l'observateur et moi n'avons par chance rien encaissé et nous voilà sortis du bouquet de fleurs. Les antiaériens boches se remettent à bafouiller pour nous encercler à nouveau; mais avant qu'ils nous repincent, nous avons le temps d'envoyer à nos 120 le signal de la fête. Vingt-cinq secondes après, leurs coups arrivent, un peu longs et de 200 mètres à gauche. Un demi-tour sur un geste de mon observateur et par sans-fil nous en prévenons notre artillerie. Trente secondes, et les coups se font plus courts, un peu trop longs encore, à 100 mètres seulement à gauche. Il n'y a pas à se plaindre, le réglage marche bien, Dieu merci! Car gris et jaunes voici les flocons qui se rapprochent, les indiscrets, dès que, pour continuer le travail, nous survolons de nouveau la position boche. Un obus de 77 pète à 5o mètres de nous. Rien pour nous, rien pour l'appareil. Ah! bien oui, la guigne, la pâle guigne. Un des éclats a coupé net notre antenne de-sans-fil. Tout le réglage arrêté, tout notre beau travail saboté. Mais nous nous sommes juré d'avoir la pièce boche. Nous l'aurons. Nous rentrons à tire-d'aile. Un camarade complaisant nous prête son oiseau et dix minutes plus tard nous revoici chez l'ennemi, à l'ouvrage. Les coups de nos pièces se font maintenant de plus en plus précis et le cercle français se resserre implacable autour de la batterie allemande. Mais autour de nous aussi, le cercle allemand se rétrécit terriblement. Varier la hauteur? nous sommes, hélas! limités par les nuages bas. Quelle jolie cible le coucou doit offrir d'en bas, piqué sur leur fond sombre, comme un papillon sur un carton. Abrutis par un tintamarre infernal, nous voletons dans une pluie d'acier. Nous aurons de la veine si nous en sortons. Mais notre sans-fil se porte bien et babille à merveille. Nous n'en demandons pas davantage et mon observateur se retourne à chaque instant vers moi avec un tel air de jubilation sur la figure, qu'il ne m'est pas difficile de deviner que les Boches au-dessous de nous sont dans leurs petits souliers. Je jubile de concert, quand soudain, parmi les explosions des shrapnells, un choc nous secoue, brutal, nous fait danser comme une feuille morte, éveille tout au long de l'appareil des vibrations formidables. Pas de doute, nous en tenons. Une de nos hélices vient en effet d'être brisée comme verre. A la même seconde mon camarade lève la main, essaye de se retourner vers moi, glisse dans la carlingue. Lui aussi, il en tient, le pauvre. Je me penche. Il est affalé, à demi évanoui, la joue pâle, les yeux clos, les lèvres entr'ouvertes, et sa main monte et descend lentement, douloureusement sur sa jambe et sur sa cuisse. Sa combinaison déchirée se rougit de sang. Blessure grave? Que sais-je? Et l'angoisse me prend à la gorge devant ce bon camarade, vingt-cinq ans, tout jeune marié, gai comme un pinson et brave comme un chevalier. Encore une fois il faut lâcher la pièce boche et rentrer rapidement. Rapidement! Je ne marche plus qu'avec un seul moteur ; de 120, ma vitesse tombe à 70, de minute en minute je descends. 1.000 mètres au-dessus de l'ennemi, semblablement canardés, ce n'était pourtant pas une telle hauteur. Je m'enfonce de plus en plus. Dans la carlingue mon compagnon reste immobile. Et je m'enfonce encore. 5 kilomètres à voler avant d'atteindre nos lignes 1 Rentrerai-je? Je suis rentré. Il était temps, nous volions à peine à 200 mètres. Je roule à toute vitesse vers les hangars, je hèle mon mécano et, tandis qu'on court chercher le major, aussi doucement que possible nous sortons le blessé de la carlingue où il baigne dans le sang. Grâce à Dieu, plus de peur que de mal: une balle de shrapnell dans le muscle de la cuisse, mais artères et veines sont indemnes. Je respire. Un troisième appareil, un nouvel observateur, et me voici revenu sur la sale bête boche, que je suis bien décidé à ne lâcher que morte, les quatre pattes en l'air. Elle m'aura donné assez de fil à retordre, la gueuse : trois coucous et un camarade à venger. A son tour maintenant de payer, et l'échéance est arrivée, fatale. Nous volons à peine depuis cinq minutes au-dessus de la batterie, que nous pouvons cette fois commander le tir d'efficacité. La rafale arrive, précise, richement nourrie; elle s'abat comme une masse irrésistible à l'entrée du petit bois. A droite, à gauche, devant, derrière, les Boches trottent, lapins affolés. Dans la carlingue mon observateur s'est dressé avec un geste de triomphe. De la main il me fait signe de regarder. Ah! le beau spectacle! Comme il nous récompense et nous rend insouciants de la mitraille qui s'éclabousse au ciel autour de nous ! Un de nos 120 vient de taper en plein dans le dépôt des munitions. Rouges, jaunes, bleues, les gerbes de flamme fusent et dessinent sur le sol gris une immense étoile de feu. Quel splendide boucan doit assourdir les oreilles bochesl Mais shrapnells et fusants éclatent si généreusement autour de l'appareil, que l'orchestre d'en bas demeure impuissant à charmer nos oreilles. Nous n'avons que la vue, mais quelle vue! Sous la grêle de nos obus, la terre au-dessous de nous se crève et se soulève; casemates et pièces volent en l'air, parmi les colonnes de fumée, qui se tordent au vent et montent à 20 mètres avant de s'écheveler dans le vent qui passe. Comme une torche tout le bois flambe. La bête est morte. La pluie, qui nous aveugle maintenant et nous enfonce dans la figure'ses grosses épingles, ne peut nous empêcher de goûter la joie infinie d'un retour triomphal. Tandis qu'à l'horizon boche les suprêmes convulsions du sol s'apaisent après les dernières explosions, chez nous à l'occident le soleil couchant envoie sur les nuages gris, que nous frôlons de l'aile, des reflets de pourpre et d'or. Un tour d'adieu à la batterie française, un petit looping en signe d'allégresse, et nous glissons vers le nid, dont nous n'avons pas, après ce long drame de deux heures, voila le calme et le repos. Juillet
1916,
Deux Ans et demi de Guerre dans les Airs.. ! Les Morts de l'Air. 46 Quelques Souvenirs. Quelques Impressions. 116 L'As! 126 Dans les Filets de l'Ennemi 134 Les Premiers Jours 144 La Marne avec les Boches. 153 Une Histoire de Zeppelins 168 Impressions du Début de la Guerre. 175 Dans les Tirés de l'Azur. 182 Un Combat aérien 190 En veillant sur la Revue. 207 Trois Citations. Trois Aventures. 212 L'Obus de plein fouet. 222 Le Tibia brisé 231 L'échange. 239 Seul contre six L. V. G. 247 Avec un Moribond. 258 Au Service de la France 264 A l'Attaque des Drachens 270 L'Incendiaire des Drachens. 280 Un Boche chez les Sénégalais- 291 La Collision tragique 296 Sur Mannheim, la nuit. 304 Comment j'ai bombardé Essen. 316 Le Bombardement de Francfort. 330 Un Réglage d' Artillerie 337 |
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